Ceci est une lettre ouverte d’une Camerounaise, Latifa Bieloe, animatrice culturelle et membre du Collectif Reading is So Bookul, adressée à des personnalités de son pays, dont la première dame Chantal Biya. Elle leur écrit pour dénoncer « l’inopportunité » de leurs messages de félicitations respectifs adressés à Djaili Amadou Amal pour le Prix Goncourt des lycéens 2020, concours organisé par l’entreprise française orange.
Monsieur Alain Mabanckou, grand frère et aîné dans la passion des Lettres,
Madame Chantal Biya,
Monsieur Maurice Kamto,
Cher tous,
Nous sommes très reconnaissants de votre attention particulière à l’endroit de la jeunesse africaine, aujourd’hui peut-être plus que jamais portée sur la quête de la connaissance par la littérature et dans les livres. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de le faire savoir, pour le cas de l’écrivain Alain Mabanckou par exemple, dans une chronique publiée sur la tribune de Jeune Afrique, notamment celle intitulée « La théorie de l’eau de Javel : Alain Mabanckou ou Eric Mendi ».
Nous souhaiterions, avec votre permission, vous faire remarquer l’inopportunité de vos messages de félicitations respectifs adressés à Djaili Amadou Amal pour le Prix Goncourt des lycéens 2020. Nous osons le dire car nous croyons que l’intégrité est l’un des principes qui vous sont chers, à tous et à chacun. Mais cela peut s’entendre, en ceci que vous avez peut-être parlé sous le coup de l’émotion, à l’annonce de la lauréate, alors que vous ne disposiez pas de tous les éléments d’appréciation.
Comme vous l’imaginez, après la révélation du lauréat du Prix Goncourt des lycéens 2020, les lecteurs se sont précipités sur le livre primé, et les multiples réactions mitigées qui s’en sont suivies ont attiré notre attention. Nous avons à ce sujet déjà publié deux articles, dont le premier est intitulé : « Prix Goncourt des lycéens 2020 : le désenchantement des lecteurs de Djaili Amadou Amal ».
Le message véhiculé dans « Les impatientes » de Djaili Amadou Amal n’est pas en cause. Cependant, pour faire passer un message, il y a des manières plus loyales que ces méthodes peu chevaleresques avec lesquelles le Prix Goncourt des lycéens 2020 a été ravi (peut-être à des concurrents plus méritants) pour un livre dont la qualité littéraire s’avère « quelconque », de l’avis de nombreux lecteurs.
La littérature africaine n’a pas besoin que des prix soient décernés à ses auteurs par pitié ou par compassion, ou pour quelque calcul politique ou commercial. S’il le faut, qu’il nous soit simplement donné l’opportunité de pouvoir compétir à la régulière, avec les mêmes chances que ceux d’en face.
En somme, cette question faite à un interlocuteur français dans l’une de nos interventions sur le dernier Prix Goncourt des lycéens (et Prix Orange du Livre en Afrique 2019) résume assez bien la situation :
« Quel genre de lauréat voudriez-vous être ? Un lauréat qui convainc par son talent, et son œuvre, ou un lauréat fabriqué de toutes pièces, à des fins de communication ou de publicité ? »
Voici, si vous le permettez, un petit récapitulatif :
En 2019, l’entreprise française Orange, par sa Fondation, lance le Prix Orange du Livre en Afrique. Le choix est porté sur le Cameroun pour le lancement de la première édition.
Ce n’est pas un fait de hasard, le choix du Cameroun, pour accueillir la première édition. Il se trouve qu’il y a dans ce pays un certain prix littéraire qui fait alors parler de lui, y compris au niveau international, et qui se permet d’accueillir, tout autant que des ouvrages en français, des livres écrits en anglais, en espagnol, ainsi que dans les langues africaines. Le Prix Orange du Livre en Afrique entend de toute évidence lui faire concurrence et même asseoir son hégémonie. Il va de soi que le caractère plurilingue de ce jeune prix africain ne peut être vu de bon œil depuis Paris.
En prélude des préparatifs, une audience est accordée à Monsieur le Directeur Général de Orange Cameroun par le Ministre des Arts et de la Culture. Ce qui s’est dit ou a été convenu entre les deux hommes lors de cette rencontre ne nous importe pas. Toujours est-il qu’à la fin de cette première édition, c’est une écrivaine camerounaise qui est primée. Et dans certaines communications y relatives, dont celle du journal officiel Cameroon Tribune du 23 mai 2019, ce n’est pas la photo de la lauréate qui est affichée, mais plutôt le portrait du Ministre des Arts et de la Culture, qui semble revendiquer sans mystère, avec son plus beau sourire, une bonne part du mérite de cette victoire.
En 2020, la Fondation Orange outrepasse son statut autoproclamé de promoteur et organisateur de prix littéraire pour celui d’agent littéraire, avec pour seul « client » Djaili Amadou Amal. La publicité escomptée autour du premier lauréat de son prix pour l’Afrique n’a en toute vraisemblance pas répondu aux attentes, alors on remet ça, et on passe à la vitesse supérieure.
Une note paratextuelle nous l’apprend sans équivoque dans « Les impatientes », la Fondation Orange a initié et tenu le rôle d’entremetteur dans le projet de réécriture et de réédition du livre en question en France, et tout porte à croire qu’ils auraient aussi œuvré (i.e. usé de leur influence) pour le glorieux parcours de leur mascotte au Prix Goncourt 2020. La question n’est pas de savoir s’ils en avaient les moyens, mais plutôt comment ils les ont utilisés.
Vous voudriez bien trouver plus de détails dans notre chronique intitulée « Prix Goncourt des lycéens et Prix Orange du Livre en Afrique : Critiques sur le sacre de Djaili Amadou Amal »
Sur ce, nous vous remercions de votre aimable attention.
Latifa Bieloe, membre du Collectif Reading is So Bookul
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