Le lit de Procuste de la « réconciliation nationale » au Burkina Faso
Dans cette longue et passionnante tribune pleine d’enseignements, le philosophe Christophe Dabiré revient en long et en large sur la question de la réconciliation nationale qu’il décortique sous toutes ses facettes. Un document à lire et à conserver.
Le tristement légendaire Procuste disposait d’un seul et même lit dans lequel il faisait entrer toute personne de n’importe quelle taille qui passait par son chemin : il raccourcissait alors les personnes de grande taille, et étirait les petites pour remplir son lit…
Il en est de la « réconciliation nationale » au Burkina comme du lit de Procuste, la cruauté en moins : aucune solution aux problèmes du pays, dit-on, si les Burkinabè ne passent pas par elle, étalon unique ; elle « reste d’urgence », s’impose, incontournable. Le vivre-ensemble des Burkinabè serait menacé s’ils ne se réconcilient ou, du moins, si l’Etat ne les fait pas se réconcilier. Tous les moyens et arguments sont alors bons pour nous conduire docilement à la réconciliation, y compris la peur : « se réconcilier ou périr » !…
Les Procuste de la réconciliation nationale finissent alors par se convaincre tout seuls, plus qu’ils ne nous convainquent à vrai dire, qu’à ce son de cloche d’église il n’y a pas genou qui ne se plie, puisqu’il s’agirait du salut et du bénéfice de tous ; et qu’à leurs arguments, il n’y a pas de contre-arguments : « Quand on parle de réconciliation, on observe qu’il y a beaucoup plus de préventions, d’ignorances et de manipulations à son sujet, que de contre-arguments raisonnés et documentés », prétend M. Hermann Yaméogo. Qui même fait preuve d’ignorances et de lacunes pour mieux manipuler l’opinion sur une réconciliation que l’on prend soin de soustraire au débat aussi bien intellectuel que politique pour mieux nous l’imposer sournoisement ?
Pour autant, on ne considérera pas les lignes qui suivent comme une réponse à l’auteur de ces seuls propos, ce serait bien pauvre et inutile ; mais en même temps, sans jamais fuir, je nommerai bien l’adversaire quand mes objections et désaccords voudront se durcir en polémiques et en débats : si l’on ne fait pas que de la politique, si l’on n’a pas que le statut de politicien, et si l’on tient aussi un discours qui se voudrait publiquement intellectuel, et qui voudrait s’imposer comme le seul discours intellectuel possible sur de vastes questions comme celles de la justice, du pardon et de la réconciliation, voire de la démocratie dont on s’interdit de parler, alors il faut s’attendre à ce que des intrus de la politique (dont je suis) qui ne s’intéressent pas moins à la pensée du politique, et qui ne sont pas citoyens, s’invitent au débat, s’il y a même débat…
Dire qu’il n’y aurait pas de contre-arguments raisonnés et documentés (intellectuels au fond) aux incantations de la réconciliation nationale au Burkina Faso est une galéjade bien infatuée ! Des contre-arguments seraient légion, et bien plus dévastateurs qu’on ne pense : sauf si l’on continue de croire aujourd’hui comme hier que le Burkina Faso ne regorge que d’ « intellectuels » et de diplômés kôyô-kôyô (en dioula) à la culture spartiate et yougou-yougou !…
Il suffisait d’ouvrir le débat à la fois avec le peuple et avec les intellectuels, cela n’a jamais été le cas concernant cette question de la réconciliation nationale. Autrement dit, les Procuste de cette réconciliation, tout en répétant qu’elle n’est pas que « politique », n’en exigent et n’en attendent pas moins la mise en œuvre de la seule puissance publique et politique qu’est l’Etat : c’est au président du Faso qu’ils adressent des cris désespérés, pour le sommer de répondre à la prétendue urgence ; c’est à feu Salif Diallo qu’ils envoient des memoranda…
On veut soutenir et montrer ici que cette réconciliation n’est que politique, mais pas démocratique ; ou que cette réconciliation voudrait se faire contre la démocratie, la vraie, dont nos prêtres ou missionnaires de la réconciliation ne parlent pas, jamais, très curieusement (tout se passe comme si le discours politique burkinabè avait, au lendemain des élections de novembre 2020, mis la démocratie et ses graves insuffisances entre parenthèses pour se complaire dans les refrains et salamalecs de la réconciliation nationale) !…
Plus encore : quand nos politiciens affirment que cette réconciliation n’est pas politique, ils ne savent même pas combien ils ont raison en un sens, car ne sont mobilisés dans leur entreprise réconciliatrice que les sentiments non politiques de la peur et de l’amour plutôt que l’amitié (pour reprendre une distinction essentielle de la pensée du politique, d’Aristote à Arendt au moins)
Faute de démocratie, n’importe qui, aussi notable et « sage » soit-il, se lève et brandit des parerga, des amuse-bouches intellectuels comme des arguments inébranlables en faveur d’une réconciliation passe-partout, comme autant de fripes sur un marché de yougou-yougou (j’adore le yougou-yougou, ne m’en voulez pas, il dépanne, mais il y a bien plus élégant)…
« Il faut que les Burkinabè se parlent, dialoguent », assène-t-on, on ne sait de quelle hauteur, de quelle autorité. Tout en ne donnant jamais l’occasion à ces mêmes Burkinabè de (se) parler sur cette réconciliation dite nationale. Pour qui prend-on alors les Burkinabè ? Les connaît-on vraiment ? De quels Burkinabè parle-t-on ainsi ?
Le contexte politique burkinabè
Dès la nomination de M. Zéphirin Diabré par le président du Faso comme ministre de la réconciliation nationale, tout le monde y est allé de son scénario, et les commentaires ont plus porté, comme toujours, sur les personnes que sur la situation politique elle-même ; plus sur les personnages que sur la scène. Au point de manquer donc, me semble-t-il, l’essentiel :
1/ La question de la réconciliation nationale comme urgence des urgences qui ne tolère aucun dissensus reconduit silencieusement et sournoisement le parti unique : un seul parti domine, tandis que les autres n’existent vraiment qu’aux moments électoraux pour jouer, singer et simuler la démocratie ; ils disparaissent politiquement après chaque élection, de plusieurs façons : soit par la défaite qui les empêche de représenter le peuple, soit par leur intégration au parti dominant (le MPP en l’occurrence).
Réconciliation nationale oblige, l’opposition politique n’en est plus une, elle reste la place vide occupée par ceux qui n’ont pas gagné mais ne peuvent pas non plus se reverser simplement, et comme parti, dans la majorité même s’ils le voulaient : si le CDP ne rejoint pas la majorité MPP c’est plus par fierté politique que par impossibilité car, en droit, cette majorité est l’asile et le refuge de tous les autres partis qu’elle peut absorber à tout moment, d’une façon ou d’une autre. C’est exactement la démocratie burkinabè de/sous Blaise Compaoré, caractérisée par un multipartisme unitaire qui est, si l’on peut dire, un multi-unipartisme…
Il ne s’agit nullement alors de la loi de la majorité qui veut que la volonté de cette majorité issue des élections soit aussi la volonté de tous, mais d’une singularité burkinabè remarquable aussi bien qu’inquiétante pour la démocratie véritable. Ailleurs, on n’est pas près de voir un Robert Bobi kyagulanyi Wine rejoindre le NRM du « Mzee » Kaguta Museveni et son gouvernement en Ouganda ; pas plus qu’on ne verra un Laurent Ggabo ou un Guillaume Soro rejoindre le RHDP du président Ouattara en CI, même si là aussi on y parle de réconciliation ; et même si l’on continue de nous dire qu’en politique tout est possible : non, il y a surtout, voire rien que de l’impossible en politique véritable, ce qui la rend difficile et en fait un sacrifice…
2/ Dans ce contexte ont donc été possibles non seulement la nomination de Zéphirin Diabré de l’UPC comme ministre de la réconciliation nationale par le président Kaboré, mais aussi l’acceptation de cette nomination par l’intéressé (c’est le cas de le dire). Mais nous devons remarquer et souligner ceci : si la nomination vient bien du président Roch Kaboré, la mission de la réconciliation qui est « confiée » à zéphirin Diabré n’est pas la mission du président lui-même mais déjà le projet de Zéphirin Diabré.
Ou, en plus clair : la réconciliation nationale, telle qu’elle s’impose aujourd’hui, n’a jamais été la priorité du président Roch et de sa majorité MPP jusqu’aux résultats des élections de novembre 2020, mais a constamment été la demande pressante de l’opposition CFOP dirigée alors par Diabré, dont la CODER. Or, quand l’opposition fait de la réconciliation sa (contre-) politique pendant cinq ans, on pouvait déjà s’attendre à ce qu’elle déserte l’opposition pour une majorité prochaine si elle ne gagnait pas les élections de novembre…
La position du président Roch sur la réconciliation nationale a toujours été constante et claire : c’est la justice d’abord pour tous ceux qui ont à répondre. Je cite de mémoire quelques-unes de ses déclarations : « la réconciliation, ce n’est pas de faire rentrer 50 personnes… », « tous les exilés sont libres de rentrer, ceux qui sont impliqués dans des dossiers pendants devront répondre », « nous ne négocierons pas avec ceux qui veulent détruire le Burkina Faso » (alors que le candidat Diabré n’a jamais exclu de négocier avec les terroristes)
La seule fois où le président Kaboré a fait acception de personne exilée, c’était lorsque, candidat à Ziniaré, chez Blaise Compaoré, il a promis de préparer spécialement le retour de ce dernier qui ne serait pas comme les autres exilés, car il a été président, faisant alors entorse à son propre principe de la justice et de l’équité, puisque Zida Isaac qui était même candidat a aussi été président du Faso !… cette promesse de candidat n’a du reste pas empêché que Roch soit étrillé par le candidat Eddie Komboïgo du CDP à Ziniaré, mais sans frais. Reste qu’escorter Blaise Compaoré à son retour comme à son départ, au nom de la réconciliation nationale, et parce qu’il a été président du Faso, laisse perplexe…
De ce contexte, de cette scène se dégagent deux conséquences : d’une part, le nouveau quinquennat de Roch ne peut que retarder sur son actualité, dès lors que toute l’action des 5 ans à venir sera centrée sur la réconciliation, si elle ne sera même réduite à cette réconciliation. Autrement dit, le prochain et dernier mandat du président Roch consistera à gouverner le pays selon la politique même voulue par l’opposition du dernier mandat, opposition dont Diabré était le chef : le prochain mandat (l’actuel, si l’on veut) consistera essentiellement à gouverner … en arrière, à reculons (cela est dicté par la réconciliation nationale). D’où le remaniement ministériel, plus qu’un nouveau gouvernement. D’où le même premier ministre et presque les mêmes ministres…
D’autre part, Zéphirin Diabré est réduit à se justifier, et à justifier constamment l’acceptation de sa nomination comme ministre dans un gouvernement du MPP auquel il n’appartient pas. Contrairement à ce que l’on pense, sa mission et son action seront inséparables de cette (auto-)justification infinies, du fait même du décalage entre son parti UPC et le MPP qui restent deux partis distincts ; et surtout le décalage qui consiste à accepter une mission de réconciliation nationale conforme exactement à la politique qu’il réclamait hier quand il était chef de l’opposition, mais au moment même où il dit ne plus appartenir à l’opposition ! Je ne crois pas que Monsieur Diabré va sortir politiquement indemne de ce nœud qu’il a coulé et dans lequel il se prend lui-même. La position du président Roch est alors plus confortable : « faites ce que vous vouliez et disiez hier comme chef de l’opposition ! »…
Et c’est bien dans cette opération de justification que Zéphirin Diabré ne me paraît pas convaincant, et ne le sera jamais . Par exemple :
1/ Affirmer, comme il le fait, qu’il y a 1 million de déplacés internes qui souffrent pendant que les autres Burkinabè mènent une vie paisible dans l’insouciance, pour justifier l’urgence de la réconciliation nationale, revient à opposer les déplacés aux autres et à culpabiliser les seconds par rapport aux premiers ; comme si c’était la faute des non déplacés qu’il y ait des déplacés au Burkina Faso. Et justement, on se demande en quoi la réconciliation nationale va arrêter la souffrance des déplacés si l’Etat le premier ne peut pas assumer ses responsabilités.
Des Burkinabè vivent aussi paisiblement et très confortablement avec l’argent de la corruption pendant que d’autres, la plupart, tirent le diable par la queue ; des étudiants qui traînent sans emploi, après des diplômes, s’ils ont même réussi à valider leurs années de fac ; des fillettes engrossées par des enseignants qui sont obligées d’arrêter leur scolarité ; des villages sans ambulances, médicaments, etc… : en quoi la réconciliation nationale va-t-elle mettre fin à toutes ces souffrances des Burkinabè ?
2/ Quand Zéphirin Diabré prétend que les Burkinabè par leurs votes n’ont pas souhaité qu’il continue d’être le chef de fil de l’opposition, on croit rêver : non, les électeurs ont voté pour élire un président du Faso et des représentants du peuple, pas un chef de l’opposition !! Et si ces mêmes électeurs Burkinabè n’ont pas souhaité qu’il soit chef de l’opposition, pourquoi ne l’ont-ils pas élevé et promu président du Faso, et comment savoir avec autant de certitude que ces électeurs ont voulu qu’il soit ministre dans le gouvernement MPP (comme si Diabré tenait sa nomination non du président Roch, mais des électeurs directement) ? Il me semble plutôt que si les burkinabè voulaient clairement faire de la réconciliation nationale une priorité et une urgence, ils allaient élire Eddie Komboïgo à la tête de l’Etat, pour alterner après l’insurrection de 2014…
Cette difficulté à convaincre dans les justifications de Diabré ne peut pas étonner : c’est tout le dada de la réconciliation nationale qui n’est pas fondée, justifiée et déduite. Il est difficile et périlleux en effet de se fonder sur quelque chose qui n’est pas lui-même fondé…
Mais le portrait politique du ministre burkinabè de la réconciliation nationale apparaîtra plus nettement dans une brève mise en miroir avec l’exemple de l’Afrique du Sud où la réconciliation nationale était vraiment une urgence, et où elle a aussi échoué malgré tout
Le miroir sud-africain
Personne ne dit qu’il faut attendre de constater partout dans le monde la même situation de heurts, de déchirures et de souffrances qu’en Afrique du Sud sous l’apartheid pour commencer à parler de réconciliation nationale. Ce pays, malgré les violences profondes qui l’ont blessé, et dont il a entrepris de se guérir par la réconciliation,est loin d’être le premier pays où le monde et l’Afrique ont entendu parler de réconciliation nationale.
Quand le héros Yoweri Kaguta Museveni est arrivé au pouvoir en Ouganda en 1986, après 25 ans de violences et de massacres sous Milton Obote et surtout Idi Amin, c’est autour de la réconciliation nationale qu’il a rassemblé les Ouganda dans un système de gouvernement sans partis politiques (à ne pas confondre avec le mode de gouvernement d’Amadou Toumani Touré au Mali qui était un gouvernement de tous les partis politiques) : « Conformément à la philosophie, à la stratégie et à la tactique du Mouvement de Résistance Nationale dans la résolution et la gestion du conflit, nous croyons toujours que tous les conflits doivent être suivis d’une réconciliation rationnelle et de principe afin de les guérir (to heal them) complètement…Nous devrions le prendre comme un devoir patriotique de ne pas gâcher (squander) les chances de réconciliation », martelait-il en prêtant serment…
Mais, 36 ans après, c’est sous le même Kaguta au pouvoir que des Ougandais meurent pour la liberté et la démocratie comme autant de chances pour le changement : comme autant d’impossibles sous Kaguta Museveni. C’est contre ces impossibles que se bat Bobi Wine. Car il n’existe pas de possible, et donc pas de lutte possible s’il n’y pas d’impossible à
bouger et vaincre…
Zéphirin Diabré, comme beaucoup d’autres, ne mesure pas assez la part d’impossible dans l’action humaine et dans la politique en particulier. Tout serait possible. Il faudrait être d’accord avec tout le monde à la fois, contenter tout le monde en même temps : on se demande pourquoi Monsieur Diabré a encore un parti dont il est le chef, et quelle conception il a d’un parti politique !…
C’est ici que je voudrais, dans l’actuelle campagne sur la réconciliation nationale au Faso, le rapprocher du Monsieur Vérité et Réconciliation sud-africain pour mieux l’en éloigner définitivement : Desmond Tutu croyait aussi la réconciliation possible dans l’Afrique du Sud post-apartheid, plus que tout autre. Mais justement, Diabré n’est pas Tutu
Certes, comme Monseigneur Tutu a été nommé par Mandela pour diriger la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud en 1995, Zéphirin Diabré est chargé aujourd’hui de conduire la campagne de la réconciliation nationale au Burkina par le président Roch. Diabré et Kaboré ont été des « compagnons » sous Blaise Compaoré (c’est le premier qui le rappelle), comme Mandela et Tutu étaient camarades de lutte contre l’apartheid (c’est chez Desmond Tutu que Mandela a dormi le soir de sa libération en 1990).
Zéphirin Diabré est convaincu que tout est possible, qu’il ne peut pas échouer : « C »est le genre de mission où il n’est pas envisageable d’échouer », dit-il. Mgr MpiloTutu était plus modeste qui s’en remettait à la prière pour la réussite de la Commission qu’il présidait : « je ne sais pas si je suis l’homme de la situation…mais je suis sûr que nous allons réussir, car beaucoup prient pour nous ». A la douleur des proches des victimes de l’apartheid qui venaient témoigner devant la Commission vérité et Réconciliation, il répondait : « Nous ne savons pas si nous pourrons répondre à vos demandes… Nous prions Dieu de panser vos blessures. Elles guériront un jour »
La prière, Dieu, attestent ici de la réalité d’un impossible qui limite le « tout est possible » en matière de réconciliation : il ne dépend pas de nous que des gens se pardonnent et se réconcilient. Les proches de Steve Biko n’ont jamais pardonné à son tortionnaire, et ne se sont guère réconciliés avec lui, malgré les prières de Mgr Tutu
Contre l’hypocrisie
Le motif de Dieu et de la prière ici ne vise pas à lier réconciliation nationale et religion ; on ne soutient pas que pour se réconcilier il faut croire en un Dieu et réciter des prières, mais que là où il y a de l’impossible, il faut de la spiritualité pour y correspondre. La spiritualité n’est donc pas simplement la religion (il se trouve que Desmond Mpilo Tutu était aussi un homme de Dieu) : elle signifie l’humilité qui consiste à reconnaître qu’il y a de l’impossible qui ne dépend pas de nous dans ce que nous voulons et faisons. C’est la sagesse véritable, sans laquelle on est voué soit à la cruauté de Procuste (rétrécir ou étirer une peau d’homme pour l’ajuster à un lit), soit à la comédie de l’hypocrisie, sous au moins trois formes :
I. Si nous voulons nous réconcilier avec l’autre qui refuse, ou qui n’est pas là, qui n’est plus là (mort) ; si nous voulons pardonner à quelqu’un qui refuse de se repentir, d’avouer l’inavouable : comment pardonner et se réconcilier ? La nature et l’éthique mêmes du pardon et de la réconciliation excluent que l’on force ou incite, de l’extérieur, des personnes à se pardonner et se réconcilier, comme Procuste force les personnes à s’ajuster à son lit
Le philosophe Kant mettait les souverains ou chefs d’Etat en garde contre le mauvais usage de leur droit de grâce (la grâce étant une forme imparfaite du pardon), en ces termes : ils ne peuvent que gracier les crimes qui les touchent directement en tant que souverains, et dont ils sont les victimes ; pas les crimes commis par des citoyens envers d’autres citoyens. Autrement dit, seuls les crimes de lèse-majesté peuvent être graciés, pardonnés par le souverain, pas les maux et torts que les citoyens s’infligent et subissent entre eux.
Cela veut dire deux choses : 1/ que la seule relation politique qu’un souverain peut avoir avec les citoyens en cas de crimes est juridique, c’est la justice judiciaire. En dehors du judiciaire, un souverain qui interviendrait pour effacer et pardonner des crimes qui ne sont pas de lèse-majesté sera injuste envers les citoyens victimes. 2/ Que les citoyens, s’ils se pardonnent et se réconcilient, ne peuvent le faire qu’entre eux, directement, sans intervention du souverain qui n’a pas à s’y immiscer…
Si l’on veut encore : il s’agit de pardonner et de se réconcilier (encore que tout pardon ne conduise pas à la réconciliation ) de façon juste ; de telle sorte que pardon et réconciliation ne se fassent pas dans l’injustice, voire ne soient la consécration de l’injuste. Ce qui est exclu dans l’exclusion du tiers, c’est l’hypocrisie d’un souverain qui se donnerait des apparences de vertu et de justice en graciant, pardonnant des crimes dont il n’est même pas la victime, et se mettant ainsi à la place des vraies victimes !…
Personne n’est contre le pardon et la réconciliation comme telle : on proteste ici contre le pharisaïsme d’une réconciliation qui n’est « nationale » qu’au sens où elle n’est commandée que par l’Etat, contre l’hypocrisie d’un positivisme moral donc, qui (im)pose que seule une réconciliation mise en scène et mise en œuvre par l’Etat a valeur de vertu. En d’autres termes, si les citoyens burkinabè se pardonnent et se réconcilient quotidiennement et spontanément en privé, si des familles, des couples, des camarades, des amis, des collègues, etc…, déchirés et séparés ou brouillés, se réconcilient dans l’intimité, cela n’est pas vertueux et ne mérite aucune attention ; il faut que l’Etat ou le chef de l’Etat décrète et ordonne la réconciliation pour qu’elle devienne une urgence
Ce n’est donc pas parce que la réconciliation nationale est une urgence qu’elle est ordonnée par l’Etat, c’est au contraire parce que le chef de l’Etat auquel des individus en ont appelé prend en charge la réconciliation des citoyens pour l’organiser qu’elle devient une urgence. L’urgence d’une réconciliation nationale au Burkina Faso est fabriquée par des « y a qu’à, faut qu’on », des injonctions de donneurs de leçons, qui croient se soucier du « vivre-ensemble » mais, en réalité, le rendent impossible par la peur qu’ils propagent : se réconcilier ou périr…
Bien évidemment, si l’on pense le vivre-ensemble politique comme le vivre-ensemble d’une case, d’une famille ou d’une communauté fermée (l’apartheid était aussi un vivre-ensemble, celui des Blancs entre eux !) ; et si l’on considère l’ensemble dont il est question dans le « vivre-ensemble » comme un ensemble consistant, fini, celui d’un troupeau de moutons enfermés dans un enclos, alors il ne pourra jamais y avoir de différence entre « vivre-ensemble » et périr- ensemble ! Du reste, qui a déjà vu un ensemble politique, une nation, périr comme périrait un ensemble de poulets de la grippe aviaire ? Qui ? Où ? Quand ?
Il y a incohérence à évoquer la mémoire, la réconciliation avec le passé et les morts, tout en pensant la nation comme fermée sur son présent, sans passé ni avenir. En revanche, s’il est vrai que personne ne peut se réconcilier avec des absents, morts (passé) et pas encore nés (avenir), ce n’est donc pas une réconciliation nationale qui ferait le vivre-ensemble de la nation, mais c’est le vivre-ensemble politique qui peut seul rendre possible une réconciliation. Cela veut dire que là où l’on veut aujourd’hui nous amener (la reconciliation dite nationale), nous y sommes déjà d’une certaine manière, à savoir : il faut que nous soyons ensemble pour nous réconcilier ! Si nous étions vraiment déchirés, nous ne pourrions jamais parler de réconciliation ensemble…
Car une nation même déchirée et affaiblie n’en reste pas moins une nation, un ensemble inconsistant ouvert sur un passé, sur un avenir et aussi sur les autres nations (le monde) grâce auxquels elle peut encore survivre. L’Allemagne n’a pas péri du fait du nazisme, le Japon qui a subi deux bombes nucléaires non plus ; le Libéria n’a pas disparu ; le Rwanda non plus ; toute l’Afrique est encore là, malgré des dictatures et des violences sordides…
II. Yirgou, bien sûr, Yirgou… Mais s’il faut que les populations concernées s’y réconcilient (personne n’est contre), encore faut-il tenir compte de la mise en garde kantienne : à moins que l’Etat burkinabè y soit directement impliqué avec ses Kolwéogo armés, on ne voit pas en quoi cette réconciliation des populations devrait être organisée et mise en scène de l’extérieur par des tiers ; ni pourquoi cette réconciliation à Yirgou et ailleurs devrait être la réconciliation de tous les citoyens burkinabè.
Tout comme nous avons du mal à voir en quoi, s’il y a des divisions dans notre armée, selon M. Hermann Yaméogo, c’est une réconciliation nationale organisée par l’Etat qui devrait les résorber. Le Burkina Faso a un ministre de la Défense, et l’armée a un chef d’état-major : s’ils attendent une réconciliation nationale pour mettre de l’ordre dans nos armées, les citoyens ont le droit de s’en inquiéter autant que du terrorisme, et de se demander pourquoi ils sont à leurs postes !
Dans quel pays au monde se sent-on obligé d’organiser une réconciliation nationale pour régler des conflits locaux ? Pourquoi des réconciliations tout aussi locales ne seraient-elles pas plus appropriées ? Là manquent le bon sens et le jugement, comme chez Procuste. Mais il se trouve que celui-là même qui aurait pu affirmer l’inopportunité d’une réconciliation nationale au Burkina Faso, comme il l’avait fait pour la modification d’un certain article en 2014 (Z.Diabré), est aujourd’hui celui qui est en charge de cette réconciliation nationale visiblement inopportune !…
On doit constater que le terrorisme s’est installé dans les mêmes zones qu’il frappe régulièrement : le nord, l’est, le centre-nord, au contraire de tout le sud-ouest relativement épargné (il est vrai, un prêtre vient d’y être enlevé et assassiné, et même si rien n’atteste d’un crime terroriste de plus, cette mort en porte la marque). Dans le Ioba, à Dissin, d’où vient le premier ministre, vivent des populations dagara (des dagara de tradition et des chrétiens) et mossi (musulmans) qui n’attendent pas une réconciliation nationale bricolée pour se parler. Le secret de leur cohésion tient en ceci que les mossi qui sont arrivés dans la région il y a près d’un siècle n’avaient pas de prétention sur les terres dagara, mais ont développé une activité de commerce à côté de l’agriculture pratiquée par les autochtones ; au point d’avoir incité aussi, par leur réussite, des dagara au petit commerce : une cohésion intelligente réussie par l’économique…
Or, en généralisant l’urgence de la réconciliation nationale aux populations qui ne connaissent pas de conflits, on évite soigneusement de chercher à savoir quels sont les déterminants et freins locaux à l’origine des conflits que les terroristes exploitent à leur avantage (des ONG ont publié des rapports dans ce sens, mais comme d’habitude, les hommes politiques burkinabè se fichent des analyses des experts et des intellectuels qui ne seraient pas leurs intellectuels à eux, même si ces derniers ne produisent absolument rien qui soit de l’analyse ; d’où les décisions souvent erratiques, et à la va-comme-je-te-pousse !
Par exemple : on nous assène que la réconciliation nationale est incontournable, une urgence, ce qui veut dire qu’on n’a pas à en discuter et débattre ; mais en même temps on ouvre des concertations et des fora : pour faire quoi ? Et s’il en ressortait que ce l’on croyait incontournable ne l’est pas du tout ? Ou que ce qui se disait « nationale » n’était finalement plus efficace et appropriée que localement).
Il est possible que l’organisation sociale et politique de ces régions martyrisées par le terrorisme soit de nature à provoquer les conflits avant même que le terrorisme ne s’y installe ; ou que le terrorisme soit la protestation contre une organisation sociale et politique inégalitaire et immuable. La réconciliation nationale ne serait alors que la vraie fausse solution à ces conflits structurels mais somme toute locaux et spécifiques : voire la pire des solutions, puisqu’elle ne répondra à ces conflits qu’en apparence et en surface, offrant à l’Etat une bonne conscience imméritée, alors qu’en profondeur continueront de travailler les déterminants qu’on ne voudra pas avouer : hypocrisie ; fuite…
Au lieu d’inciter donc les populations à changer leurs habitudes à terme pour mieux s’adapter les unes aux autres (à se moderniser tout simplement), la réconciliation nationale maintiendra l’organisation sociale et politique de ces régions pour ne demander qu’aux hommes et femmes de se parler et dialoguer, et y jouera contre le changement : restez comme vous êtes, pourvu que vous viviez bien ensemble… Alors que c’est le mode même du vivre-ensemble et de son organisation qu’il faudrait changer et faire évoluer…
III. Nous n’ignorons pas et n’oublions pas que certains parmi les zélateurs de la réconciliation nationale qui en font leur gri-gri, certains appellent à la réconciliation tout en se faisant les avocats du régime de Blaise Compaoré, si ce n’est de Blaise Compaoré tout court. Ils ne sont donc pas neutres. Ils ne sont pas sans ressentiment. Ils devraient commencer par se réconcilier avec eux-mêmes d’abord avant de parler de réconciliation nationale…
Se réconcilier s’entend : avec soi-même et avec un autre. Dans la tradition juive, que M. Hermann Yaméogo évoque superficiellement sans convaincre, le retour sur soi est la première condition du pardon. Ce retour se dit « techouva », qui signifie repentir, changement, retour au bien, retour en soi-même comme guérison de l’âme, enfin retour…d’exil.
S’il n’y a pas de repentir, sans la techouva donc , il ne peut y avoir de pardon, encore moins de réconciliation. Sans réconciliation avec soi-même, il n’y a pas de réconciliation possible avec l’autre. Sans être guéri de l’intérieur, on ne peut aller vers l’autre pour lui parler, demander pardon, et même parler de réconciliation, si ce n’est dans l’hypocrisie et la feinte.
Hermann Yaméogo se trompe lourdement de penser évoquer la place qu’occupent le pardon et la réconciliation dans les sociétés et civilisations humaines, et dans les religions pour en dicter l’urgence et la nécessité au Burkina, car il ne se pose absolument pas la question de savoir pourquoi justement les hommes entretiennent ce rapport privilégié au pardon et à la réconciliation ; comme si le pardon et la réconciliation pouvaient être célébrés seuls sans le mal : ce n’est pas parce qu’ils sont bons, mais précisément parce qu’ils sont méchants, étant capables des pires maux et violences les uns envers les autres ; maux et violences d’autant pires qu’ils vivent ensemble, le mal le plus déchirant étant le mal politique, c’est-à-dire le mal commis par l’Etat ou le chef de l’Etat (dictateur, autoritaire) contre des citoyens ! De la même manière que « sans la présence du malheur, la pitié ne pourrait exister » (Arendt), de même le pardon et la réconciliation ne sauraient exister sans la réalité du mal et de la souffrance causés à autrui.
Si l’on dit, comme le fait Hermann Yaméogo dans une interview, qu’au contraire de la Transition post-insurrectionnelle, c’est sous Blaise Compaoré que les efforts ont été entrepris pour une vraie réconciliation nationale, on ne doit pas aussi dissimuler, si l’on n’est pas hypocrite, que ces efforts étaient aussi à la mesure de l’atrocité des maux causés et observés sous le régime du même Compaoré : à crimes odieux et inédits, grands efforts de réconciliation !
Si dans un pays l’on arrête tous les jours des pédophiles que l’on jette en prison pour qu’ils ne nuisent plus, on ne se réjouira pas de ces arrestations, mais on s’inquiétera plutôt de la fréquence et de la multiplication des cas de pédophilie dans le pays : de même, on ne considérera pas comme une vertu, si l’on est honnête, des efforts d’une réconciliation qui n’a réconcilié personne au Burkina Faso, et à laquelle le président Blaise Compaoré était obligé par la situation des crimes multiples et écœurants…
Il est vain de nous présenter une anthropologie (conception de l’homme) déformée, faussement optimiste (les hommes seraient naturellement bons parce qu’ils ne peuvent vivre sans pardon ni réconciliation) pour servir la cause d’une réconciliation mal pensée dans son rapport au pardon lui-même mal pensé sans le repentir à son tour réduit à de la contrition publique…
C’est parce que l’homme est méchant, d’abord porté vers le mal avant le bien, que le pardon est conditionné à une demande explicite de pardon et au repentir comme reconnaissance du mal ou du tort faits à l’autre homme, pas à Dieu. Voilà pourquoi chez les Juifs, le Kippour ne consiste pas à pardonner aveuglement et bêtement pour se réconcilier, jamais :
« Les fautes envers Dieu sont pardonnés par le jour du pardon ; mais les fautes envers autrui ne lui sont pas pardonnés le jour du pardon, si au préalable il ne l’a pas apaisé » (Traité « Yoma », qui régule le rituel de Yom Kippour ou jour du pardon). Le meilleur apaisement de l’autre offensé, surtout s’il n’est plus là, mort, serait aussi de subir le châtiment de la justice, pas seulement de se rependre en repentance et aveux hypocrites pour échapper à la punition méritée…
Remarque : la techouva juive n’est pas la contrition chrétienne ; elle est d’abord relation éthique à l’autre homme et pas, comme dans la contrition chrétienne (à laquelle des « sages » burkinabè nous appellent, et sur le modèle de laquelle a eu lieu l’opération « vérité et réconciliation » en Afrique du Sud), relation religieuse à Dieu. Dans la relation de pardon, Dieu n’intervient pas, elle se passe d’homme à homme, dans la sincérité sans médiation, sans tiers ; que ce tiers soit Dieu ou l’Etat (on retrouve la mise en garde kantienne à propos de la grâce des criminels).
Emmanuel Lévinas : « La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter ». Et : « …le prochain, mon frère, l’homme infiniment moins autre que l’absolument autre, est, en un certain sens, plus autre que Dieu : pour obtenir son pardon le jour du Kippour, je dois au préalable obtenir qu’il s’apaise »…
Ceux qui ont soutenu le régime Compaoré jusqu’à la débâcle, ne devraient pas nous parler de réconciliation nationale alors qu’ils continuent de le défendre. On devrait au minimum se méfier de cette posture, et de la possibilité d’hypocrisie et d’insulte à nos intelligences que dissimule un désir de réconciliation essentiellement tourné vers le passé (le régime des Compaoré), qui fait de la Transition post-insurrectionnelle la blessure absolue contre laquelle nous devrions plutôt tous nous réconcilier ; et dont nous devrons guérir…
Hannah Arendt : « L’hypocrite, comme le mot l’indique (celui-ci signifie ‘comédien’, en grec), quand il prétend faussement à la vertu, joue un rôle de façon aussi logique que l’acteur de la pièce qui doit s’identifier lui aussi à son rôle pour les besoins de la comédie. Il n’existe pas d’alter ego devant lequel il puisse apparaître sous sa forme véritable… Sa duplicité, pour cette raison même, revient vers lui comme un boomerang, et il n’est pas moins victime de son mensonge que ceux qu’il a entrepris de tromper… L’hypocrite est réellement pourri jusqu’au cœur ». On peut donc être pourri jusqu’au cœur, et tenir ou usurper le langage du cœur pour nous mener docilement à la réconciliation, si nous n’y prenons garde. On peut donc dénoncer les crimes et les maux, et s’en indigner, mais faire consensus avec le mal et les criminels…
De l’hypocrisie, que certains, au Burkina Faso, commencent par s’en guérir avant de nous asséner leurs incantations de réconciliation nationale !
L’autre mort de Norbert Zongo
« – Vous avez abattu Schipiwo Mtimkkhulu ?
C’est exact
Et Niewoudt a abattu Topsy Madaka ?
C’est exact
Qu’avez-vous fait des corps ?
Nous les avons mis sur le feu, nous avions préparé une couche de braise
Et vous avez versé de l’essence dessus ?
C’est exact
Et le feu a brûlé pendant six heures ?
C’est exact ».
Ceci n’est pas une fiction, ni de la métaphysique : ce sont les aveux de deux tortionnaires et assassins blancs sud-africains devant la Commission « Vérité et Réconciliation », Nicholas Van Rensburg et Gideon Niewoudt. Pendant que les corps des deux jeunes combattants noirs de l’apartheid brûlaient, ils buvaient de la bière, et prenaient du bon temps…
Schipiwo a commencé la lutte à la mort de Steve Biko dont il a assisté aux obsèques en 1977, au sein du Congress of South African Students (COSAS). Comme les grands héros de toujours, il s’est engagé et combattait pour les valeurs humaines de liberté, de dignité et de justice comme s’il voulait délibérément la mort à chaque instant, et la défiait, comme si la mort n’était rien : arrêté et empoisonné en prison, plusieurs fois torturé jusqu’à la paralysie, en chaise roulante, mais sans abandonner, il a fini par être abattu à la frontière du Lesotho. Non seulement abattu, mais brûlé. Au récit de la scène, son jeune fils s’est évanoui dans la salle… L’un des deux nazi Blancs, Niewoudt, était aussi celui-là qui a torturé Steve Biko jusqu’à la mort…
Cette mort-là, la mort de Schipiwo et de son compagnon Topsy, comme de tant d’autres sous l’apartheid, est aussi la mort du journaliste Norbert Zongo au Burkina Faso, sous le régime des Compaoré (qu’ils en soient coupables ou pas n’est pas notre affaire ici, mais c’était sous leur régime à coup sûr). Une autre mort, ou une mort absolument autre, différente, une mort qui n’est pas nôtre, qui ne nous ressemble pas, à nous autres négro-africains, même s’il nous arrive aussi de (nous ) tuer : pas seulement par balles, mais par le feu, une mort de four crématoire, une mort-holocauste… Un crime contre l’humanité, qui brûle un humain comme une proie animale de chasse grillée pour en offrir les entrailles et le sang à la brousse d’où elle est prélevée : lui qui aimait la chasse !…
Mais même cette symbolique échappe aux assassins de Norbert Zongo et compagnons, ainsi qu’à leurs commanditaires. Tout se passe comme s’ils avaient copié, dépaysé et importé au Burkina Faso une mort dont ils se sont inspirés, et dont seuls peuvent mourir ceux qui, comme Schipiwo et d’autres, Norbert Zongo, ne peuvent pas se taire devant l’injustice si on ne les élimine pas : les aveux des nazi sud-africains ont lieu en septembre 1997, Norbert Zongo est assassiné et brûlé un an plus tard en décembre 1998…
Face à une telle mort, tous ceux qui demandent d’activer nos valeurs négro-africaines comme antidotes pour mieux y répondre à des fins de réconciliation ne savent pas ce qu’ils racontent, qui qu’ils soient, quels que soient leurs titres. Soit leur culture est insuffisante ou défaillante, yougou-yougou, soit ils sont hypocrites. Qu’ils nous fournissent des exemples de meurtres négro-africains où le feu est utilisé pour tuer ou pour faire disparaître un corps humain. Il y a une différence abyssale entre arrêter la mort au corps inerte qui ne respire plus, comme à un interdit, et poursuivre la mort
contre un corps humain déjà mort et sans défense ; entre ôter la vie et ôter le (corps) mort aux vivants : par le feu (Schipiwo, Norbert Zongo et d’autres), ou par de l’acide sulfurique (Patrice Lumumba). Pour la première fois peut-être en négro-Afrique, au Burkina Faso, une mort de Blancs nazi et racistes singée et commise par des nègres au pouvoir (commanditaires et assassins) contre un Nègre et ses compagnons…
Quand le crime dépasse et nie l’humanité de l’homme à ce point, il serait injuste et criminel de le pardonner par une simple contrition publique sans aveu, sans techouva en quelque sorte, sans rien qui apaise si ce n’est pas la justice : la mère de Schipiwo et les proches de Steve Biko n’ont jamais pardonné au tortionnaire Niedwoudt qui a péri en prison d’un cancer généralisé ; tout comme les proches de Chris Hani n’ont voulu entendre parler de pardon et de réconciliation avec ses assassins… Dieu seul pourrait pardonner ce genre de crime, pas un humain ; peut-être un chrétien, pas un Juif, ni un Nègre… Du reste, qui pourrait pardonner, hypocrisie à part, à la place de Norbert Zongo lui-même qui n’est plus là ?
Au fait, Zéphirin Diabré, ministre de la réconciliation nationale, va-t-il demander l’arrêt de la procédure d’extradition de François Compaoré au nom de la réconciliation ? S’il ne le fait pas, cela voudra dire que la justice est la seule meilleure réponse, et que nous devons nous en contenter… Les victimes des crimes et assassinats nous ont-elles signifié et confié qu’elles ne voulaient pas de justice mais une réconciliation nationale ? Nous n’avons pas le droit de parler à leur place, contre leurs attentes. Nous n’avons pas le droit, qui que nous soyons, de nous approprier leur douleur pour la manipuler et soumettre à nos fins inavouées…
Une pensée étriquée et obtuse de la justice, même de la part de juristes, voudrait qu’elle ne soit que loi du talion, vengeance, représailles, châtiment ; alors qu’elle reste, dans un Etat démocratique du moins, la meilleure réconciliation possible entre humains, entre vivants et morts ; car la justice pense avant tout à ceux qui sont absents à jamais, les morts, elle est leur seul Dieu et leur mémoire pour la collectivité et le vivre -ensemble. Aucune réconciliation nationale ne pourra leur demander pardon, ni recevoir en retour leur pardon, ni même savoir s’ils pardonnent ou pas, car elle ne reste qu’un échange entre vivants
On oppose la justice rétributive à une « justice restauratrice » comme si la première ne restaurait ni ne reparait rien, et comme si à la seconde ne manquait rien d’injuste.
Hegel : 1/ « Il est très facile de montrer l’absurdité de la peine comme talion (ainsi vol pour vol, brigandage pour brigandage, œil pour œil, dent pour dent, qui nous représentent le criminel borgne et édenté)), mais le concept n’a rien à voir avec cela, seule l’idée de cette égalité spécifique est responsable de ces images. La valeur comme l’équivalence interne de choses qui dans leur existence externe sont spécifiquement très différentes, est une notion qui apparaît déjà dans les contrats, ainsi que dans l’action civile contre le crime (…). C’est alors l’affaire de l’intelligence de chercher l’approximation de l’égalité de valeur »
Dit autrement : la justice n’est vengeance que si l’on tient le châtiment du criminel pour identique en nature au crime. Juger un crime de façon juste est une affaire d’intelligence qui consiste à rechercher non une égalité de nature entre les deux, mais une égalité de valeur (tout comme une maison et une somme d’argent sont égaux en valeur sans être de même nature).
2/ « Au point de vue objectif, il y a réconciliation par annulation du crime, dans laquelle la loi se rétablit elle-même et réalise sa propre validité. Et au point de vue subjectif du criminel, il y a réconciliation avec la loi connue par lui et qui est valable pour lui aussi, pour sa protection. Il trouve lui-même, par la suite, dans l’application de cette loi qu’il subit la satisfaction de la justice et par conséquent subit une action qui est sienne »…
Réconciliation du criminel avec le vivre-ensemble politique ET réconciliation du criminel avec lui-même : voilà la vraie justice dans son concept…
La réconciliation nationale contre la démocratie
Cette réconciliation nationale semble si « consensuelle » qu’elle n’a même plus besoin d’être validée et légitimée démocratiquement. On y marche à pas forcés. Il fut un temps où l’Assemblée débattait pour modifier un article, où l’on aimait faire référence au peuple, au référendum, à la démocratie pour un seul homme, pour dire qu’on était démocrate.
Aujourd’hui, pour une question prétendument plus importante et urgente qu’une réconciliation de toute la nation, on n’entend que le bruit de quelques voix particulières qui ne représentent pas le peuple, il n’y a pas de débats entre les vrais représentants du peuple (s’il y en a même qui ont des opinions divergentes sur la question de la réconciliation). A quoi serviront les concertations et les fora, puisque tout est déjà acté et convenu, puisqu’il y a déjà consensus : une réconciliation nationale ou rien !…
En comparaison (il faut supporter la comparaison si l’on veut faire comme les autres !), c’est pourtant sous une Afrique du Sud encore tenue par le pouvoir raciste finissant que des discussions ont eu lieu (accords politiques de 1993 entre ce pouvoir et les mouvements de résistance noirs), en passant par de longs débats houleux au nouveau Parlement sous Mandela qui ont conduit au vote de la loi sur la Promotion de l’Unité nationale et de la Réconciliation en 1995, suivi de la nomination de Mgr Mpilo Tutu à la tête de la Commission Vérité et Réconciliation cette même année.
En Afrique du Sud, on avait donc préparé, construit et fortifié démocratiquement un vrai consensus avant d’en arriver aux « hommes de la situation » : au Burkina au contraire, on nomme d’abord « l’homme de la situation », avant même de définir démocratiquement les contours de la situation, pour ouvrir et entamer des concertations et discussions rendues déjà inutiles par un consensus factice et non démocratique dès le départ départ ; un ministre pour fabriquer après coup la situation de réconciliation et justifier ainsi de sa nomination…
On évoque la « justice transitionnelle », d’une part, pour en dissimuler la finalité première qui est, comme la notion de « transition » l’indique pourtant, passage d’un état non démocratique à plus de démocratie. Or le Burkina Faso est seulement devenu plus démocratique et plus libre depuis octobre 2014, de sorte qu’il n’a plus besoin de transition vers la démocratie, puisqu’il y est déjà, quitte à consolider sa démocratie. D’où la question : à quoi sert une justice transitionnelle au Burkina si ce n’est contre la Transition post-insurrectionnelle de 2014 ?
La réconciliation nationale sera alors la revanche contre la Transition, une sorte de deuxième transition contre la Transition (avec la complicité active des insurgés d’hier), qui ne se fait pas en regardant l’avenir mais en regardant ce que l’insurrection et la Transition ont déconstruit (soyons attentifs aux griefs répétés d’un Herman Yaméogo et contre la Transition et contre la démocratie telle qu’elle s’est exprimée récemment dans les urnes !) ; bref, une transition qui va du présent pour se tourner vers le passé censé meilleur, et non du passé vers l’avenir. Ou, si avenir il y a, il faut qu’il ressemble au passé : nous y allons à pas forcés…
On parle de « démocratie consensuelle », d’autre part, mais en même temps, lorsqu’il s’agit de réconciliation, on court-circuite les voies propres de la formation du consensus démocratique qui n’est jamais (un) donné mais un processus, voire un procès. Ne considérer dans le consensus que la cohésion et l’absence de conflits, donc une prétendue réconciliation, reviendrait même à manquer complètement la démocratie dans son concept, puisqu’il y a une cohésion démocratique qui ne repose pas du tout sur le consensus, mais est faite de conflits. La démocratie consensuelle est la mort de la démocratie
Que l’on prenne la peine de se demander, au Burkina Faso, pourquoi de grandes vraies démocraties comme les Etats-Unis et la France, qui sont traversées par des siècles de violences, de haines et de conflits internes qui perdurent et se rappellent encore à nous aujourd’hui (il suffit de sortir de son trou et d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans le monde !), n’ont jamais organisé et n’organiseront sans doute jamais des réconciliations nationales pour l’esclavage, pour les colonisations, pour les crimes racistes, pour les attentats terroristes, pour les gilets jaunes, pour l’invasion du capitole, etc… Pourquoi pas une réconciliation nationale aux USA, en France ? Parce qu’il y a la démocratie ; parce qu’il y a des institutions démocratiques fortes qui constituent les solides remparts du vivre-ensemble. Parce que la vraie démocratie est la meilleure réconciliation nationale…
Et si la démocratie y était consensuelle, cohésion sans conflits, la cause des dominés de l’Histoire que sont les Noirs, par exemple, et leur mémoire dans ces pays de grandes haines historiques n’y auraient jamais ni d’écoute ni de place. Le conflit, qui n’est pas l’hostilité, sert aussi à se faire entendre. Car il faut bien créer dans le consensus des lignes de fuite , des brèches, pour se faire reconnaître et réclamer justice, respect, dignité et liberté. Ne pas briser et bousculer le consensus, lui vouer un respect d’esclave et de sous-homme, aurait été de continuer indéfiniment à baisser les yeux et le front devant le mépris et la haine :
Quand Christiane Taubira a bataillé en France pour faire reconnaître la traite et l’esclavage des Noirs comme crime contre l’humanité, elle a été insultée et traitée de singe, précisément parce qu’elle brisait un consensus national sur le passé de la France. Si elle ne jurait que par le consensus, il n’y aurait pas eu cette avancée-là qui fait aussi progresser la démocratie française. Les martyrs de la liberté et de la justice n’ont jamais été consensuels.
La critique de la justice rétributive qui punit le crime n’est que l’aveu d’une institution judiciaire défaillante pas (toujours) juste. Mais alors ce n’est pas la justice en elle-même qui est fautive, c’est l’institution, l’appareil judiciaire. Du coup la réconciliation nationale vient comme un expédient commode à la faiblesse et à la défaillance du système judiciaire. De même, si l’on soutient qu’il y a des divisions dans l’armée et que l’on attend une réconciliation nationale pour les résorber et apaiser, c’est que nous avons des ministères pour rien, et que nos institutions ne fonctionnent pas : la réconciliation nationale faute d’institutions fortes est une réconciliation par défaut qui ne pourra jamais remplacer les institutions ni combler leur vide ou faiblesse…
La force de ces institutions étant liée à la santé d’une vraie démocratie, on ferait mieux, au Burkina Faso, de fortifier la démocratie plutôt que de chercher des expédients et des raccourcis à terme inefficaces dans les salamalecs de la réconciliation : vous ne pourrez pas toujours gouverner par réconciliation nationale, mais vous aurez toujours besoin d’institutions démocratiques fortes : ce serait la meilleure façon de vous réconcilier aussi avec les générations futures…
A force de trop compter sur une réconciliation nationale mal pensée pour résoudre les problèmes structurels de fond au Burkina Faso, et même pour sortir du sous-développement (la démocratie serait une voie bien plus sûre), on s’expose à un échec certain. Arrêtons de mentir aux populations : une réconciliation nationale ne leur apportera pas plus d’accès à la santé et à l’éducation ; ni la sécurité, puisque l’on prétend arrêter la terreur en se réconciliant, alors que toute réconciliation avec l’ennemi n’intervient qu’à la fin des hostilités ; et puisque négocier ou pas avec les terroristes n’a aucun sens, et ne dépend pas de nous, ces derniers, qui ne sont ni des indépendantistes ni des sécessionnistes, ayant délibérément choisi la terreur qu’ils considèrent comme plus efficace que toutes les voies habituelles du dialogue et du consensus, qu’ils n’ignorent pas.
Le discours moral et religieux de la réconciliation nationale qui attire les cœurs sensibles et les fleurs bleues qui n’ont jamais fait de mal à une mouche, et dont se pare la politique, ne perçoit même pas le terrifiant signal qu’il envoie aux terroristes, comme un permis de tuer : continuez vos massacres et assassinats, un jour (bientôt) nous vous pardonnerons et nous nous réconcilierons comme des frères et sœurs, car nous sommes au Burkina Faso, pays des « sages », des réconciliations à répétition et du consensus !…
Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE