COVID-19 : « 40 millions d’Africains vont tomber dans l’extrême pauvreté », Natalie Africa, de la Fondation Bill et Melinda Gates
Natalie Africa est la conseillère principale auprès du directeur Afrique de la Fondation Bill et Melinda Gates. Dans cet entretien avec Sidwaya, elle évoque, entre autres, les impacts de la COVID-19 sur les ODD en Afrique, les voies et moyens de la reprise économique post-COVID-19 sur le continent, ainsi que les conclusions du 5e rapport de sa Fondation, le rapport Goalkeepers.
Sidwaya (S): Depuis 2020, l’économie mondiale est sous le choc de la pandémie de la COVID-19. Quel regard portez-vous sur l’impact socio-économique de cette crise sanitaire sur l’Afrique ?
Natalie Africa (N.A.) : La pandémie a été une crise assez sévère sur l’Afrique, surtout au niveau économique, financier et sanitaire. On sait que l’Afrique a été affectée d’une façon plus sévère que les pays à revenus élevés. Par exemple, d’ici l’année prochaine, on estime que 90% des pays à revenus élevés et intermédiaires supérieurs vont retrouver leurs niveaux de revenus par habitant ; alors que les pays à faibles revenus, il y a peut-être seulement un tiers qui vont voir une reprise économique d’ici l’année prochaine. C’est donc assez sévère pour l’Afrique. Puis on sait que même avant la crise sanitaire sur le continent, les pays ont commencé à ressentir les effets économiques à cause de la fermeture des frontières ; l’emploi a connu une chute et peut-être, on va prendre plusieurs années avant d’avoir une reprise réelle sur tout le continent.
S : Malgré cette situation, le continent africain a été plus résilient face aux effets pervers de cette crise. Selon vous, quels sont les facteurs explicatifs de cette résilience de l’Afrique ?
N.A. : Oui, c’est vrai, il y a eu une certaine résilience. Cela est dû au fait que les communautés, les personnes et les organisations en Afrique ont su innover. Il y a eu un esprit de dynamisme : les communautés, entre elles, ont trouvé des solutions. Il y a aussi avec le soutien de partenaires au développement. Ce que l’on a vu est assez extraordinaire. Il y a plusieurs exemples, notamment les transferts des fonds d’urgence envers les populations qui sont les plus démunies, les technologies mobiles. On a vu des femmes qui avaient la priorité pour recevoir ces fonds d’urgence. Je pense que cela a aidé à garder un certain dynamisme dans nos économies. Aussi, les Africains se sont rassemblés autour de certaines initiatives. Par exemple, c’est l’année dernière que Africa continental free trade initiaitve, qui est l’initiative pour promouvoir le libre-échange entre les pays, est devenu effectif. Je pense que les Etats africains continuent donc à collaborer plus que jamais. L’Union africaine a vraiment pris un rôle de leadership pour conduire des initiatives sur le continent aussi bien que sur le plan sanitaire qu’économique. Tout a contribué à une certaine résilience. On sait aussi que de par le passé, avant cette pandémie, l’Afrique a déjà connu beaucoup de crises au niveau des maladies infectieuses et cela fait beaucoup de décennies que les partenaires internationaux travaillent avec les africains pour combattre des maladies telles que l’Ebola, le paludisme, la fièvre jaune. Je pense que les écosystèmes qu’on a mis en place au fur et à mesure de ces années, nous ont aidé à repousser les pires effets de la pandémie sur le contient. Cela nous montre l’importance de l’investissement à long terme dans les systèmes de santé, aussi bien au niveau communautaire. Car, on s’est un peu appuyé sur ces systèmes qui étaient déjà existants pour essayer de lutter contre cette pandémie de la COVID-19 ; cela nous a aussi beaucoup aidé au niveau de la résilience.
S : Malgré cette résilience, cette crise risque-t-elle, tout de même, de compromettre l’atteinte des ODD sur le continent ?
N.A. : On ne peut nier cette réalité. Les chiffres démontrent par exemple que 40 millions d’Africains vont tomber dans l’extrême pauvreté. C’est un nombre très élevé qui exige des réponses des gouvernements. On sait que les femmes ont beaucoup souffert au niveau de la perte des emplois. On estime que presque 20 fois plus de femmes ne vont pas retrouver de travail avant la fin de cette année par rapport aux hommes ; ce qui montre que les emplois des femmes sont encore plus fragiles. Au niveau de l’éducation et de l’apprentissage, il y a également un effet important. On estime qu’il y a 40% d’enfants qui ne sont pas scolarisés dans la région d’Afrique australe et orientale. Imaginez donc l’effet que cela va avoir sur l’éducation de ces enfants dans les années à venir. Il y a eu des effets certains sur les objectifs de développement durable, mais les scénarii les plus pessimistes qu’on avait estimés dans notre rapport de l’année dernière, heureusement, pour la plupart, ne se sont pas manifestés. Et cela, c’est grâce à l’action, à l’innovation que les gens et les pays ont pu réaliser. Ce qui nous a permis d’éviter certains des pires scénarii, notamment au niveau du paludisme et des vaccins pour les enfants. Ça aurait été encore pire, mais ce qui est sûr, les objectifs mondiaux ne sont pas au même niveau qu’on avait espéré.
S : Quel a été l’impact de la COVID-19 sur les objectifs de la Fondation Bill et Melinda Gates notamment en Afrique ?
N.A. : Nous avons continué à faire le travail qui était programmé au niveau des investissements qu’on fait pour réaliser du progrès sur les objectifs de développement durable. Comme j’ai dit, là où c’est possible, nous avons essayé de renouveler nos efforts. Par exemple, en ce qui concerne les campagnes de vaccination pour les enfants, nous avons investi encore plus d’efforts pour faire du plaidoyer et organiser des campagnes avec les gouvernements avec lesquels nous travaillons. Nous avons fait des efforts pour essayer de faire en sorte que nos objectifs ne souffrent pas trop. Il est évident que nous n’avons pas aussi bien fait comme on l’aurait souhaité. Ce qui est important est que les pays qui ont innové pour faire du progrès, pour s’opposer à ces scénarii qui étaient très pessimistes, ont trouvé des moyens qui peuvent être des investissements à long terme et essayer d’atteindre les objectifs mondiaux. Je pense à un pays comme le Bénin par exemple, qui a innové avec un nouveau système numérique pour distribuer des moustiquaires. Je pense également au Burkina Faso, votre pays, qui vient de publier des résultats des études sur un vaccin sur le paludisme qui est une bonne réussite. Il y a donc des initiatives sur lesquelles on peut vraiment construire pour l’avenir et l’opportunité de faire du progrès extraordinaire envers les ODD.
S : En tant que fondation, quelles leçons tirez-vous de cette crise mondiale ?
N.A. : Une des leçons qui est très évidente et le titre de notre rapport pour cette année le montre : c’est l’inégalité. Nous avons été très déçus du fait qu’il y ait eu cette inégalité quant à la distribution des vaccins. On sait que 80% des doses qui ont été administrées globalement sont allés dans les pays à revenus élevés et intermédiaires, alors que seulement 1% (ou 10%) des doses ont été distribuées dans les pays à revenus faibles. Nous avions prévenu depuis le début de cette année, avions parlé beaucoup pour qu’il n’y ait pas cette inégalité au niveau des vaccins. Car cela aurait un effet sur la propagation de la COVID-19, qui va continuer du fait que les gens ne sont pas vaccinés à niveau égal dans le monde. On sait que la reprise économique ne va pas être égale si les gens ne sont pas vaccinés au même niveau. Pour nous, cette situation est très honteuse ! La leçon qu’on a tirée est que les pays qui ont l’opportunité de faire de la recherche et du développement dans les vaccins doivent aussi avoir des capacités de fabrication pour les vaccins dans le futur. Car l’accès aux vaccins a été directement corrélé avec le fait que les pays ont accès à ces capacités ou non. Et c’est pour cela que l’on soutient les efforts de CDC Afrique, de l’Union africaine, de l’OMS- Afrique, pour essayer de travailler et construire des investissements à long terme qui peuvent aider l’Afrique à être plus autosuffisante à l’avenir, notamment pour la fabrication des vaccins. La deuxième leçon qu’on a tirée, est l’importance de l’innovation. On sait que c’est grâce à cette innovation, qui, comme je l’ai dit, a parfois été catalysée par des personnes très « ordinaires », par les communautés d’innovation, qu’on a pu éviter les pires scénarii. Soutenir l’innovation est donc très important. Ensuite, par exemple, la découverte dans les vaccins ARN messager a été possible grâce à une chercheuse hongroise, qui depuis des décennies, travaille sur cette technologie sans beaucoup de soutien, n’arrivait pas toujours à trouver les financements pour ces innovations. Maintenant, c’est bien cette technologie de ARNM qui nous aide avec les vaccins. On voit beaucoup d’avenir pour ces technologies en Afrique, par exemple pour le vaccin contre le paludisme. Donc, il importe d’avoir des investissements, pas dans le court terme, mais pour le long terme, dans les technologies pour les systèmes de santé. Cela est une autre leçon qu’on a tirée dans le rapport.
S : La question des vaccins et des financements pour les petites et moyennes entreprises et des couches vulnérables constitue une contrainte réelle en Afrique. Comment le continent et ses partenaires doivent-ils s’y prendre pour apporter des réponses appropriées, durables à cette problématique ?
N.A. : Le choc économique a été tellement sévère en Afrique parce que nous dépendons des petites et moyennes entreprises et on sait que les filets de sécurité pour les entreprises à ce niveau-là ne sont pas très forts. Il y a beaucoup d’entreprises, surtout celles dirigées par des femmes, qui ont dû fermer leurs portes au cours de cette dernière année. Je pense que l’accès au capital est un des manques qui est le plus important pour les entreprises en Afrique. Le capital n’est pas dirigé envers ceux qui sont démunis ; donc, trouver des façons innovatrices pour diriger plus d’argent vers ces petites et moyennes entreprises est très important. Avec la technologie, la finance digitale, il y aura encore plus d’opportunités pour innover. On a vu des exemples partout sur le continent ; les gens commencent à utiliser de plus en plus de services financiers numérique. Et dans les années à venir, il est probable que cela puisse aider les petites et moyennes entreprises. Mais il y a aussi l’assistance technique, la collaboration des autorités pour donner des moyens à ces entreprises d’accéder au marché et mais aussi pour leur permettre d’être accompagnées par les entreprises plus importantes, qui sont plus grandes pour qu’elles aient accès à leur marché. Au niveau des politiques de reprise économique, les gouvernements africains ont énormément de travail à faire aux côtés des partenaires de développement tels que notre fondation et d’autres, pour essayer d’élaborer des politiques inclusives, surtout au niveau du genre.
S : Votre fondation a produit son cinquième rapport et vous avez tantôt parlé des réformes. Que peut-on retenir des principales conclusions dudit rapport en ce qui concerne l’Afrique ?
N.A. : Je dirais deux choses. La première chose est l’importance de prendre des mesures préventives avant qu’une crise ne se produise. Pour l’Afrique, cela veut dire penser maintenant et à long terme à comment prendre des mesures pour qu’on ne soit pas dans une position similaire d’ici 10 à 20 ans. Si une autre crise comme la COVID-19 se produit, comment est-ce qu’on pourrait être prêt pour y faire face ? Je vois que maintenant les pays ont commencé à évaluer leurs moyens au niveau des systèmes sanitaires pour essayer de comprendre comment les pays en Afrique peuvent construire des capacités nécessaires. La deuxième chose est que la collaboration est un élément-clé. On a vu des initiatives très extraordinaires qui sont sorties du continent cette dernière année, telles que la plateforme africaine d’équipements médicaux et plus récemment le partenariat pour la fabrication de vaccins en Afrique. Ce sont donc des partenariats entre les gouvernements, le secteur privé et des organisations internationales, mais qui sont dirigés par des africains. Je pense que cette collaboration va vraiment être l’élément le plus important pour nous permettre d’avancer et d’aller loin. Comme le dit un proverbe africain : « si on veut aller loin, il faut aller ensemble ». Donc, si on peut garder cet esprit de collaboration dans le futur, je pense que ce sera la clé du succès pour le continent.
Interview réalisée par Boureima Sanga bsanga2003@yahoo.fr
Mahamadi SEBOGO Windmad76@gmail.com
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