Dr Lazare Ki-Zerbo est philosophe, chercheur indépendant, un intellectuel engagé. Fils de Feu le Pr Joseph Ki-Zerbo, il est également vice-président du centre qui porte son nom : le Centre international Joseph-Ki-Zerbo pour l’Afrique et sa diaspora (CIJKAD). Dans cette interview accordée à Sidwaya par mail depuis la Guyane française où il exerce comme professeur de philosophie, Lazare Ki-Zerbo se prononce, entre autres, sur la crise sécuritaire que vit le Burkina Faso et le récent message du président du Faso.
Sidwaya (S) : Le Burkina Faso vit une crise sécuritaire sans précédent avec des attaques terroristes qui endeuillent le pays. Vous qui êtes loin de la mère-patrie, comment vous vivez cette situation ?
Lazare Ki-Zerbo (L. K.) : Tout le monde au Burkina, pays d’émigration, sait ce que signifie le mal du pays, du bayiri. Alors imaginez quand les nouvelles qui vous parviennent ne sont qu’une litanie de victimes, de massacres, de déplacés…C’est très dur. J’ai reçu ce matin une carte du pays où la zone rouge occupe quasiment l’ensemble du territoire. Je connais des Burkinabè dont les proches ont été kidnappés, tués ou enrôlés de force dans les HANI. C’est un tableau sinistre et catastrophique, incroyable quand on sait combien le Faso était une terre paisible, sûre, de diversité. Je pense qu’elle l’est toujours et que, avec les moyens adéquats et la détermination, qui fait le génie de notre peuple, de nos soldats, nous pouvons dépasser cette conjoncture, affronter ses causes structurelles et retrouver cet équilibre légendaire. Mais ce ne sera pas une tâche facile bien entendu.
S : En réponse à l’onde de choc créée par l’attaque du détachement de la gendarmerie d’Inata, le Chef de l’Etat, Roch Marc Christian Kaboré, s’est adressé à la Nation et a promis de changer d’épaule le fusil de sa gouvernance et sa réponse au terrorisme. Comment avez-vous accueilli ce discours du président du Faso ?
L.K. : Oui, j’ai vu les engagements pris par le président du Faso lors de son message à la Nation du 25 novembre 2021. « J’ai compris votre message qui nous invite à un changement de paradigme », a affirmé le Président. Il a promis un suivi plus direct des questions logistiques. Il reste Chef suprême des armées, même s’il ne détient plus le portefeuille de la Défense. Il a également annoncé une Opération mains propres en concertation avec l’Autorité Supérieure de Contrôle d’Etat et de Lutte contre la Corruption. Voyez-vous, dire aujourd’hui que la situation est difficile est plus qu’un euphémisme, notamment dans le Sahel. Il y a une escalade telle que les citoyens attendent beaucoup de fermeté, des actions vigoureuses, offensives, qui frappent les esprits autant que l’ennemi. Nous sommes dans une conjoncture où la cohérence et la cohésion au sein de l’équipe dirigeante, derrière un chef qui assure et assume la décision, sont capitales. Outre cet aspect, que l’on jugera sans doute « guerrier », il faudrait bien sûr une refondation du vivre- ensemble qui, tout en respectant les normes endogènes de laïcité et de pluralisme linguistique, renforce l’inclusivité à tous les niveaux, l’aménagement du territoire, le développement régional dans les zones périphériques délaissées. Pour que ces orientations soient prises de manière radicale, un véritable front patriotique, de salut national, comme le Collectif doit naître pour aller faire pression et inspirer les dirigeants. Le régime actuel est l’émanation d’un bloc hégémonique arrivé au pouvoir en 1983 et naturellement, après une quarantaine d’années et la fracture de 1987, une érosion est perceptible.
S : Face à la recrudescence des attaques terroristes, des Burkinabè ont manifesté le weekend dernier avec des motifs tous azimuts : soutien aux FDS, demande de la démission du président Kaboré, demande de mesures fortes contre le terrorisme. Votre commentaire…
L. K : C’est compréhensible. Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le moment de mettre davantage en péril la cohésion nationale. Ce serait carrément irresponsable. Il faut faire bloc, serrer les rangs à condition que l’on se dote d’une vision de redressement rapide basée aussi bien sur les propositions de l’Armée et des stratèges. Le camp d’en face est lourdement armé, mobile, doté de ressources importantes. Mais nos ressources ne sont pas moindres. Nous sommes un peuple vigoureux qui a relevé bien des défis. Nous pouvons faire des choix stratégiques qui permettent d’éloigner la perspective terrible d’une déliquescence totale du pays, livré à la violence et même à la cruauté. Il faut être à l‘écoute de toutes les contributions utiles et châtier sans délai les compatriotes qui, malgré ces périls graves, volent ou affament nos vaillants soldats et bien d’autres pans de la société. C’est cela qui permettra de rétablir la confiance et de consolider la mobilisation réelle pour libérer le pays. Il ne suffit pas de « y a qu’à », il faut permettre la participation de tous à la sauvegarde de notre souveraineté, selon ses capacités.
S : Le Burkina vient de tenir ses assises nationales sur l’éducation. Qu’en pensez- vous ?
L. K : Je vous remercie pour cette question. Il va sans dire qu’avec le flot de déplacés et l’impact de l’insécurité, il faut d’abord assurer la protection de la vie des citoyens pour qu’une politique juste en matière d’éducation puisse se mettre en place. Ceci dit, je salue, d’autant plus l’initiative que, dans ce domaine aussi, le tableau est peu reluisant. Et je suis enseignant après tout. Je n’ai pas encore pris connaissance du diagnostic global et des conclusions et ne pourrai répondre dans les détails. Le Centre international Joseph-Ki-Zerbo pour l’Afrique et sa Diaspora-N’an lara an sara (CIJKAD) prendra connaissance et donnera son avis en temps opportun. Nous allons examiner ces propositions à l’aune de principes tels que : l’augmentation ou non du budget, ayant une incidence sur la masse salariale allouée aux personnels de l’éducation et la rénovation et la construction des infrastructures. Par exemple, le lycée Nelson-Mandela à Ouagadougou, où j’ai grandi, à l’époque où ma mère dirigeait le Cours normal de jeunes filles (CNJF) serait en ruines. Nous tiendrons également compte de l’efficacité des solutions pour mettre fin au décalage structurel dans les années académiques à l’Université Joseph-Ki-Zerbo, de la réforme des programmes pour les rendre adaptés à nos besoins, à notre histoire et à nos réalités, par exemple en ce qui concerne les langues, l’intégration du panafricanisme et des corpus africains. La collaboration accrue avec le Ghana par exemple serait souhaitable, ainsi que les pays voisins dont le patrimoine, commun, nourrit les humanités africaines. Notre grille provient bien entendu de la pensée et des engagements de Joseph Ki-Zerbo tout au long de sa vie, enrichis des éléments divers de l’idéal progressiste panafricain ou même mondial.
S : Vous êtes fils du Pr Joseph Ki-Zerbo mais aussi vice-président du Centre international Joseph-Ki-Zerbo pour l’Afrique et sa diaspora (CIJKAD). Que reste-t-il de l’héritage politique, du combat panafricain du professeur, 15 ans après sa mort ?
L. K : Il y a quelques années, le philosophe Gaudy disait que le marxisme est une « pensée devenue monde », incarnée. Je pense que la vision de Joseph Ki-Zerbo, au-delà de son engagement politique, est mieux comprise et partagée que durant son existence de combat, non pas solitaire mais bien minoritaire. Le slogan « N’an laara an sara » est aujourd’hui une injonction qui sonne comme le tocsin, pour se dresser contre l’effondrement du pays. Certes, l’environnement hostile, néocolonial et de la Quatrième République, ainsi que des faiblesses internes, expliquent en partie le peu de visibilité de son parti, mais l’essentiel est que le patriotisme, l’idéal progressiste et panafricain sont mieux perçus par la jeunesse, notamment grâce à l’usage positif des réseaux sociaux et la maturation progressive des luttes. L’inspiration progressiste s’est diffusée, au-delà du PDP/PS, en écho à ce formidable laboratoire, cette grande école politique que fut le Collectif contre l’impunité.
S : Peut-on dire que les idées défendues par le Professeur Ki-Zerbo, notamment sur le développement endogène, la culture, l’éducation, etc. sont toujours d’actualité et constituent même la solution aux problèmes que le Burkina, voire l’Afrique, vit actuellement ?
L. K : Comme je viens de le dire, cet héritage est plus pertinent que jamais. Le combat pour la fédération des Etats africains prend un relief singulier quand on voit la fragilité de nos Etats confrontés à l’extrémisme violent, le Niger, le Mali, le Burkina Faso. Par-delà les frontières, la jeunesse se mobilise pour une véritable souveraineté nationale, monétaire, économique ou militaire : monnaie commune, zone de libre-échange continentale, armée non seulement commune mais efficace. En matière d’éducation, l’apprentissage de plusieurs langues nationales dès l’école primaire reste une nécessité, ce qui favorisera l’intercompréhension mutuelle et le vivre- ensemble. Pourquoi les radio-télévisions nationales ne lanceraient pas des programmes, même numériques, dans les grandes langues sahéliennes transfrontalières ? La bataille est aussi celle de l’information. Quand ces principes étaient énoncés il y a 60 ans, ils ont pu paraître utopiques, mais aujourd’hui leur nécessité et leur légitimité sautent aux yeux. Regardez par exemple la sympathie que suscite la volonté de jeunes entrepreneurs de mettre fin aux prélèvements abusifs sur les transferts d’argent, ou encore la volonté de redynamiser l’Institut des peuples noirs : ce sont des tendances à consolider et à amplifier.
S : Quels sont les objectifs poursuivis par le CIJKAD
L. K : Présidé par l’économiste congolais Noël Magloire Ndoba, le CIJKAD-N’AN LARA AN SARA, est un centre spécialisé dans l’étude et la valorisation des œuvres du Professeur Ki-Zerbo et des auteurs ou forces sociales de la même constellation. Nous avons réuni des personnalités telles que l’écrivain Emmanuel Dongala (Congo), Eya Nchama (Suisse/Guinée équatoriale), René Holenstein (Suisse), Pierre Kipré (Côte d’Ivoire), Abdoulaye Barro (Burkina Faso), Cyrille Koné (Burkina Faso), Alira Adissa (Burkina Faso), Salim Abdelmajid (France), Catherine Coquery Vidrovitch (France), Ivanir dos Santos (Brésil), Jean-François d’Adesky (Brésil), Maria Gino, (Brésil), Jean-Michel Mabeko Tali (Congo)… pour promouvoir la recherche sur le corpus kizerbien. Nous pensons que c’est une composante significative du grand récit de la libération effective du Continent africain : l’afrofuturisme. Nous préparons des rencontres pour commémorer le centenaire de la naissance de J. Ki-Zerbo et une revue.
S : Effectivement, le 21 juin 2022, ce sont les 100 ans du Professeur Ki-Zerbo. Qu’est-ce qui est prévu pour marquer le centenaire de cet illustre historien, homme politique, panafricain ?
L. K : Nous comptons organiser un colloque international à l’UNESCO, à Rio de Janeiro et renouer avec notre université d’hivernage à Ouaga, en espérant que la situation sécuritaire se sera nettement améliorée. Nous envisageons de réunir des communications dans notre revue et d’autres publications. C’est cela le corps de métier d’un centre d’études et de recherches. Nous sommes ouverts à toute autre proposition venant des amis, chercheurs, militants, bref du peuple burkinabè et africain. Je lance un appel pour que ce centenaire se fasse d’abord sous la bannière patriotique « N’an lara an sara » : cohésion et action résolue pour sauver le pays du désastre.
Interview réalisée par
Mahamadi SEBOGO
Windmad76@gmail.com
L’article Situation nationale : « Les citoyens attendent beaucoup de fermeté et des actions vigoureuses », Dr Lazare Ki-Zerbo est apparu en premier sur Quotidien Sidwaya.
Comments
comments