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Dr Ndongo Samba Sylla, analyste sénégalais « Il n’y a pas une crise de la démocratie en Afrique, mais plutôt l’échec du mimétisme institutionnel irréfléchi »

Docteur en économie du développement, Ndongo Samba Sylla est un analyste sénégalais très averti des questions de développement de l’Afrique. Auteur, coauteur et coordonnateur de nombreux ouvrages dont « De Brazzaville à Montpellier : regards critiques sur le néocolonialisme français », Dr Sylla est par ailleurs quatre fois champion du monde de scrabble francophone. Dans cette interview accordée à Sidwaya depuis Dakar, il fait un tour d’horizon sur les sujets dominants de l’actualité africaine : les crises démocratiques, l’insécurité au Sahel, le franc CFA, l’Eco, l’avenir des relations France-Afrique, la ZLECAf…. Un décryptage sans filtre ! Lisez plutôt.

Sidwaya (S) : Quel regard rétrospectif portez-vous sur l’Afrique en 2021 ?

Dr Ndongo Samba Sylla (N.S.S.) : 2021 a été une année difficile pour les populations un peu partout sur le continent. Celles qui ont échappé un tant soit peu aux conséquences sanitaires de la pandémie de la COVID-19, ainsi que les mesures contraignantes mises en place ici et là, n’ont pas hélas échappé à ses conséquences socio- économiques. La baisse des revenus d’activités dans un contexte inflationniste a accru la vulnérabilité des couches les plus démunies.

Le paiement d’un service de la dette extérieure socialement et financièrement non soutenable continue de plomber un certain nombre de pays africains. A travers cette question de la dette extérieure et ce qui a été qualifié d’« apartheid vaccinal », l’Afrique a reçu la confirmation à nouveau qu’elle ne peut compter sur la générosité ou la solidarité des pays développés pour s’en sortir. Un motif de satisfaction est que les pronostics catastrophistes sur la mortalité COVID-19 en Afrique semblent avoir été déjoués jusqu’ici, même avec de faibles taux de vaccination.

Avec la disparition de Desmond Tutu, c’est aussi une page importante de l’histoire du continent qui se referme.

S : En 2021, la sous-région ouest-africaine a encore connu des crises politiques marquées par des coups d’Etat au Mali, en Guinée, la « pandémie » des troisièmes mandats… Est-ce de mauvais signes pour la démocratie et la bonne gouvernance sur le continent ?

N. S. S. : Tout comme les coups d’Etat civils (cas des présidents au pouvoir qui briguent un énième mandat en violation de la Constitution de leur pays), qui peuvent parfois constituer leur toile de fond, les coups d’Etat militaires sont des événements regrettables. Il faut y voir un indicateur des pathologies dont souffrent les systèmes dits de « démocratie représentative » dans certaines parties du continent. Les crises politiques et sociales sont des opportunités pour repenser et changer nos systèmes politiques et économiques.

Malheureusement, bien souvent, ces opportunités ne sont pas bien utilisées : on essaie de tout faire pour retourner rapidement à la « normalité constitutionnelle » qui a au départ produit la crise sociopolitique. D’où parfois un sentiment d’éternel recommencement.

S : Avec ces crises démocratiques, faut-il donner raison au président français, Jacques Chirac, qui disait déjà dans les années 1990 que l’Afrique n’était pas mûre pour la démocratie ?

N. S. S. : Non, pas du tout. En réalité, les pays occidentaux sont mal placés pour donner des leçons à l’Afrique et cela d’autant plus qu’ils ne sont pas des démocraties, au sens savant du mot. J’ai écrit un livre intitulé : « La Démocratie contre la République. L’autre histoire du gouvernement du peuple » (L’Harmattan 2015).

Ce livre retrace l’évolution du mot démocratie, un concept resté savant pendant plus de deux millénaires avant son retournement/ détournement de sens à partir du milieu du XIXe siècle. On s’aperçoit que s’il y a une valeur qui n’est pas occidentale, c’est bien la « démocratie », le mot (et concept renvoyant à l’égalité politique) le plus détesté de toute l’histoire de la pensée politique occidentale.

Raison pour laquelle il n’y a aucune trace du mot démocratie dans l’actuelle Constitution fédérale américaine qui remonte à 1787. Là où les constituants américains de l’époque disaient de la démocratie qu’elle est « le pire de tous les maux politiques », le Dictionnaire classique de la Langue française, édition 1827, la définissait ainsi : « subdivision de la tyrannie entre plusieurs citoyens ».

Les régimes que nous appelons de nos jours frauduleusement « démocratie » portaient au XIXe siècle les noms non équivoques de « gouvernement bourgeois », « aristocratie élective », « gouvernement représentatif ». Ces régimes ont été inventés pour limiter la participation des peuples dans la vie politique.

Il s’agit en réalité de systèmes oligarchiques, donc élitistes (rappelons que les mots élection et élite partagent la même racine), qui ont la caractéristique d’avoir généré dans des circonstances historiques données (domination d’une grande partie du monde par l’Occident, démocratisation de la rente impérialiste sous l’effet de la présence de l’alternative communiste et des luttes des mouvements ouvriers, des femmes, etc.) des performances démocratiques (respect plus ou moins important des libertés ; augmentation du bien-être des populations) qui sont aujourd’hui sur une tendance déclinante.

L’erreur en Afrique a été de croire que ces performances démocratiques pouvaient être obtenues simplement en important les formes (élections, séparation des pouvoirs, etc.) que ce système oligarchique revêt dans les pays occidentaux. Nous n’avons donc pas une crise de la démocratie en Afrique. Nous constatons plutôt l’échec du mimétisme institutionnel irréfléchi. Nous vivons plutôt une crise de l’imagination et de la créativité démocratiques.

Renforcer les progrès démocratiques en Afrique suppose de faire obstacle aux impérialismes divers (une condition du droit des peuples à s’autodéterminer) et aussi de mettre en place des systèmes politiques encore plus démocratiques que ce qui existe en Occident, c’est-à-dire plus inclusifs, moins tributaires du pouvoir de l’argent et moins électoralistes.

S : Sur le plan sécuritaire, l’Afrique de l’Ouest connait une crise sans précédent, avec des Etats qui peinent à vaincre l’hydre terroriste. La situation ne s’est guère améliorée en 2021. Quelle est votre opinion sur cette crise sécuritaire ?

N. S. S. : Cette crise dite sécuritaire a plusieurs dimensions. Il est sûr qu’elle n’aurait pas pris l’ampleur qu’on voit si la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’OTAN n’avaient pas décidé de détruire la Libye de Kadhafi. Il faudra travailler dans une démarche panafricaniste à reconstituer l’unité territoriale des Etats de la région sahélienne, à assurer leur sécurité et également à trouver des perspectives économiques aux populations. Une approche purement sécuritaire est vouée à l’échec.

La crise dite sécuritaire a ses racines profondes dans le sous-développement et la stagnation des Etats sahéliens, enclavés et en proie au changement climatique.

S : Au cours de 2021, il y a eu également la brouille entre Paris et Bamako à propos de la présence des mercenaires russes au Mali, sanctionnée par la sortie du président Macron avec des mots assez durs vis-à-vis des autorités maliennes. Votre commentaire…

N. S. S. : Tout comme le gouvernement actuel de la République centrafricaine, le gouvernement de transition malien a la volonté de diversifier ses partenaires diplomatiques et de ne plus laisser la France avoir le dernier mot sur la gestion de la crise sécuritaire en territoire malien. Le courroux de Paris est compréhensible. L’attitude de Bamako l’est également, au vu de l’enlisement et du bilan plus que mitigé de l’opération Barkhane.

S : Selon vous, comment l’Afrique doit-elle s’y prendre pour sortir de ces crises multiformes, sécuritaires, politiques, démocratiques… ?

N. S. S. : Il faut des changements profonds dans les systèmes politiques qui sont déconnectés des préoccupations populaires et aussi dans les systèmes économiques restés coloniaux, donc paramétrés pour servir les intérêts étrangers et les besoins d’élites locaux prédateurs. Ces changements ne se feront pas du jour au lendemain. Mais il me semble qu’une bonne approche devrait nécessairement cibler la jeunesse, la composante démographique la plus importante.

Elle constitue le démo, mais est ordinairement exclue des instances politiques. Alors qu’elle déterminera ce que l’Afrique sera, elle est, pour une frange significative, laissée en rade : ni à l’école ni à l’université, ni en formation professionnelle ni en emploi. Comment peut-on aspirer au développement économique et à une stabilité politique et sociale dans le contexte de systèmes politiques et économiques qui n’offrent aucun avenir aux jeunes générations ?

S : A l’initiative du président français, Emmanuel Macron, le traditionnel sommet France-Afrique, tenu le 8 octobre 2021 à Montpellier, a connu une évolution dans son format habituel. En lieu et place des chefs d’Etat, le sommet a réuni autour du président Macron la société civile et la jeunesse du continent pour débattre des maux qui minent le continent africain. Est-ce une innovation salutaire ?

N. S. S. : Cette « innovation » est un revers pour les chefs d’Etat africains, traditionnels alliés de la France. Paris les a « sanctionnés » parce qu’ils ne seraient pas suffisamment à l’écoute de leur jeunesse.

Qui peut croire sérieusement que Montpellier est l’endroit approprié pour discuter en deux jours des problèmes d’un continent, voire de la relation franco-africaine et, qui plus est, avec une société civile africaine qu’Emmanuel Macron s’est taillé sur mesure ?

Quelle crédibilité peut avoir l’annonce, à l’issue de ce sommet, de la mise en place d’un Fonds pour la promotion de la démocratie en Afrique, de la part d’un Emmanuel Macron qui a donné son onction à un coup d’Etat militaire au Tchad et au troisième mandat de Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire ? Face à la réalité du recul économique de la France en Afrique et de la dégradation de son image, le gouvernement français semble avoir misé sur des artifices publicitaires et des effets d’annonce.

S : A la veille de ce sommet, le 7 octobre 2021, en collaboration avec d’autres intellectuels africains, dans le cadre du Collectif pour le renouveau africain (CORA), vous avez sorti un livre intitulé « De Brazzaville à Montpellier : regards critiques sur le néocolonialisme français ». Que dénoncez-vous ou décryptez-vous dans cet ouvrage ?

N. S. S. : Cet ouvrage a été coordonné par l’écrivain tchadien Koulsy Lamko, la politiste sénégalaise Amy Niang, le juriste franco-béninois Lionel Zevounou et moi-même. Nous avons rassemblé près d’une vingtaine de textes qui, comme le souligne la préface de Koulsy Lamko, jettent « un faisceau sur l’histoire et les contextes actuels dans la relation France-Afrique » tout en constituant « le lieu d’esquisses de chemins de traverse vers la souveraineté totale des peuples africains et leur autonomie d’action et de pensée ».

Si un accent a été mis sur les nombreuses facettes du néocolonialisme français et ses mutations, cet ouvrage collectif a aussi eu pour objectif de resituer le sommet de Montpellier dans une histoire plus longue. Comme l’écrit l’historien Khadim Ndiaye dans la conclusion de son chapitre : « L’esprit de Brazzaville, c’est la liberté sous contrôle lorsque les transformations imposées par le contexte, deviennent inévitables ».

Montpellier en 2021 s’inscrit dans la continuité de la conférence de Brazzaville tenue en 1944 sans les Africains.

S : De la Conférence de Brazzaville de 1944 au Sommet de Montpellier du 8 octobre 2021 entre la France et la société civile africaine, rien n’a véritablement changé dans les rapports entre l’Afrique et l’ancienne puissance coloniale ?

N. S. S. : Le comportement de la France vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines relève toujours du registre du néocolonialisme. Mais, cette configuration est de moins en moins tenable face au déclin économique et géopolitique de la France, l’arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine, la Russie, la Turquie, etc., et l’irruption d’une jeunesse en déshérence, de personnalités politiques, de leaders d’opinion et de mouvements panafricanistes qui veulent tourner la page de la Françafrique.

S : Il y a de plus en plus un sentiment anti-français ou du moins antipolitique française qui se développe en Afrique, notamment au sein de sa jeunesse. On a vu par exemple des jeunes burkinabè et nigériens qui ont essayé de bloquer des convois de l’armée française traversant leurs pays ! Comment expliquez-vous cette sorte de révolte de la jeunesse africaine ?

N. S. S. : Le concept de « sentiment anti-français » est un concept de propagande qui pourrait insinuer à tort l’existence d’un « sentiment anti-blanc » voire d’un rejet systématique de tout ce qui est « français ». Ce concept n’explique rien, mais sert plutôt à dénaturer le sens et la portée de la critique contre l’« exceptionnalisme français » en Afrique.

Il n’y a que la France qui, dans son « pré carré », se permet d’humilier publiquement des chefs d’Etat, d’intervenir militairement à répétition sans mandat légal, de soutenir des dirigeants impopulaires au détriment de la volonté des peuples, de maintenir quatorze pays dans un système monétaire d’origine coloniale, etc. La jeunesse africaine francophone a un fort désir d’autodétermination et donc un « sentiment anti-Françafrique » de plus en plus manifeste.

La réalité objective est que la France est en train de récolter ce qu’elle a semé pendant plus de six décennies postindépendance : elle n’a jamais été du côté des peuples africains, mais plutôt en solidarité avec ses dirigeants oppresseurs et, donc, s’est toujours érigée en obstacle vis-à-vis de leur droit à l’autodétermination.

Les mouvements actuels revendiquent un rééquilibrage et une normalisation des relations entre la France et ses anciennes colonies, donc la fin de l’« exceptionnalisme » français. Ce qui est l’anathème pour les officiels français qui préfèrent se voiler la face en parlant de sentiment anti-français et en suggérant que la jeunesse africaine serait manipulée par des puissances rivales.

S : Il y a également la question du franc CFA qui vient exacerber ce sentiment. En tant qu’économiste, qu’est-ce que la France perd en perdant le contrôle de cette monnaie ?

N. S. S. : Le système CFA offre à la France un contrôle économique et politique sur les pays africains qui l’utilisent. Avec le franc CFA, la France jouit localement du privilège

L’analyste Ndongo Samba Sylla :
« il faudra travailler dans une démarche panafricaniste à reconstituer l’unité territoriale des Etats de la région sahélienne, à assurer leur sécurité et également à trouver des perspectives économiques aux populations ».

global que les Etats-Unis ont avec le dollar. Elle peut payer dans sa devise et à crédit ses importations en zone franc.

Outre les débouchés pour les entreprises et produits français, la France bénéficie de surplus commerciaux vis-à-vis des pays CFA dont elle contrôle une partie ou totalité de leurs réserves de change. Quand cela est nécessaire, le système CFA peut être utilisé pour asphyxier financièrement les pays dont les dirigeants politiques sont en rébellion vis-à-vis de Paris. Paris peut demander à la BCEAO de restreindre l’accès du gouvernement dissident à ses comptes, aux banques françaises de stopper leurs activités et de couper les relations financières du pays avec l’extérieur.

C’est ce qui a été fait en 2011 contre le régime de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. Le franc CFA est donc une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout gouvernement progressiste soucieux de créer un avenir radieux pour sa population. La réforme du franc CFA annoncée en décembre 2021 par Macron et Ouattara reste cosmétique. Rien n’a véritablement changé.

Les représentants français ne siègent plus à la BCEAO (Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest), mais gardent un certain contrôle au terme du nouvel accord de coopération entre la France et les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les réserves de change de la BCEAO détenues auprès du Trésor français vont être placées ailleurs (sans doute dans un compte de la BCEAO auprès de la Banque de France) et continueront d’être utilisées pour la défense de la parité du franc CFA avec l’euro.

Quant au changement du nom franc CFA en Eco, il n’existe aucun document officiel qui l’atteste. A souligner que le nom Eco est le diminutif de ECOWAS (sigle anglais de CEDEAO). Macron et Ouattara ont donc usurpé le nom Eco et créé de la confusion entre « leur » réforme du franc CFA et le projet de monnaie unique CEDEAO. Notons par ailleurs que Macron et Ouattara ont annoncé « leur » réforme sans que la BCEAO n’ait été mise au courant ! Si la France voulait vraiment faire taire les critiques sur le franc CFA, elle aurait pu juste abolir l’accord de coopération monétaire avec les pays de l’UEMOA et celui avec leurs homologues d’Afrique centrale.

Mais elle tient à maintenir le système, en prétextant une garantie budgétaire imaginaire qu’elle apporterait, car cela fait l’affaire de ses entreprises qui opèrent en Afrique. Seules 4% d’entre elles voient le franc CFA comme une contrainte.

S : La souveraineté monétaire constitue-t-elle un impératif ?

N. S. S. : Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir au sujet de la monnaie coloniale qu’est le franc CFA, il est important de rappeler des faits élémentaires. La monnaie, avant d’être un instrument d’échange, est d’abord une unité de compte définie légalement par l’Etat, qui a le monopole de son émission et qui l’utilise pour déplacer des ressources réelles (biens, main-d’œuvre).

Aucun Etat ne devrait être séparé de sa devise, car aucun développement économique n’est envisageable sans la maîtrise de l’instrument monétaire. Aucune politique cohérente de développement à l’échelle nationale n’est possible sans une devise nationale. Un Etat qui s’estime incapable de battre sa monnaie est un Etat qui ne devrait pas exister et qui donc devrait se dissoudre dans un ensemble fédéral.

Car battre monnaie est une condition nécessaire de l’indépendance financière et donc de l’indépendance politique tout court de tout Etat formellement souverain. Un Etat qui bat monnaie n’a, a priori, aucune contrainte pour financer tous les projets qui mobilisent essentiellement des ressources réelles (terres, main-d’œuvre, équipements, etc.) disponibles localement.

Autrement dit, tout ce qui est possible sur le plan technique localement peut être financé en devise nationale sans être contraint par le niveau des recettes fiscales ou de l’épargne nationale. En d’autres termes, la plupart des Etats africains peuvent offrir une vie décente à leurs populations pourvu qu’ils optent pour un modèle de développement basé sur la mobilisation des ressources locales.

Si les écoles, hôpitaux et autres infrastructures de base sont en manque dans la plupart des pays africains, cela ne découle pas d’un « manque d’argent », car aucun Etat disposant de sa devise ne peut manquer de sa propre devise. Tous ces déficits, y compris le sous-emploi et le chômage, reflètent des choix politiques. On pourra toujours faire remarquer que beaucoup de pays africains disposent de leur devise nationale sans vraiment s’en sortir. Cela est vrai.

Ces pays ont une devise nationale seulement en apparence, car leur devise n’est pas utilisée principalement pour déplacer des ressources réelles internes. Les pays qui choisissent un développement basé sur les ressources financières et réelles en provenance de l’extérieur ne pourront pas faire un usage bénéfique de leur devise nationale.

Par ailleurs, dans certains pays comme ceux de l’UEMOA, le chômage et le sous-emploi de masse sont l’option privilégiée par les banques centrales pour lutter contre l’inflation et maintenir une « stabilité monétaire ». Malheureusement, le projet de monnaie unique CEDEAO, à supposer qu’il soit lancé un jour, ne sera pas la solution aux problèmes africains. Copier-coller de l’euro, une monnaie sans souveraineté, il a été jusque-là conçu dans une perspective néolibérale d’assujettissement des gouvernements et des travailleurs aux diktats de la finance globale.

Sans un Etat fédéral et des mécanismes de solidarité budgétaire, une monnaie unique CEDEAO ne serait ni plus ni moins qu’un corset monétaire étouffant et cela quand bien même elle pourrait être perçue comme une avancée symbolique vis-à-vis du franc CFA.

S : On a souvent l’impression que la France n’a pas encore pris la pleine mesure des choses, de la forte envie des Africains d’un changement réel de paradigme dans sa coopération avec leur continent …

N. S. S. : Cela est effectivement le cas. Le philosophe d’origine jamaïcaine, Charles Wade Mills, parle d’« épistémologie de l’ignorance », une « épistémologie inversée » à la base du « Contrat racial » et qui conduit au résultat ironique et paradoxal que « l’homme blanc sera en général incapable de comprendre le monde qu’il a lui-même créé ». Ce concept décrit bien la posture des officiels Français vis-à-vis de ce qui se passe en ce moment en Afrique.

S : Quel avenir pour les relations France-Afrique ?

N. S. S. : La France est un petit pays de 67 millions d’habitants alors que l’Afrique est un continent de 1,3 milliard d’habitants qui abritera 40% de l’humanité à l’horizon 2100. La tendance est que les relations se rééquilibrent et se normalisent : l’Afrique va prendre du poids alors que la France va perdre en influence. L’avenir des relations France-Afrique ne sera pas a priori différent des relations Suisse-Afrique ou Espagne-Afrique.

Le partage d’une langue et d’une culture communes, notamment avec l’Afrique francophone, pourrait être un atout pour la France, mais ce capital est en train d’être dilapidé par son intransigeance néocoloniale. Les relations entre la France et l’Afrique seront au beau fixe quand la France se rendra compte que le monde a changé depuis le XIXe siècle, qu’elle ne peut plus compter sur ses ex-colonies pour jouer les grands rôles sur la scène internationale et qu’elle doit accepter d’être un petit pays normal et respectueux de leur souveraineté.

S : Théoriquement, la zone de libre-échange continental africaine (ZLECAf) est entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2021. Une année après son entrée en vigueur, quel bilan peut-on en faire ? A quelles conditions ce vaste marché africain pourrait être une réussite, une solution au développement du continent ?

N. S. S. : La ZLECAf est une initiative phare de l’Union africaine qui vise à intégrer le continent en supprimant les barrières à la libre circulation des biens, services, capitaux et personnes. Mon avis est que c’est une initiative prématurée. Le libre-échange n’est pas la solution. Ce n’est pas la compétition entre les pays africains qui sortira le continent de l’ornière, mais plutôt la solidarité, la complémentarité et l’émulation.

L’intégration par les marchés va juste renforcer les inégalités de développement et celles entre groupes sociaux. Elle ne rendra pas les populations plus prospères. La libéralisation commerciale bénéficiera d’abord aux capitaux étrangers qui contrôlent les secteurs clés dans la plupart des pays africains. D’ailleurs, la première recherche ayant simulé les impacts économiques de la ZLECAf, et d’où dérive la projection que sa mise en œuvre va doubler le volume du commerce intra-africain, a trouvé que la moitié des pays seront perdants, notamment les pays importateurs nets de produits alimentaires.

Une simulation récente de la Banque mondiale a abouti à des effets mitigés en ce qui concerne l’industrialisation du continent. Or, toutes ces études favorables au libre-échange et à la ZLECAf partent d’un ensemble d’hypothèses délirantes : le continent est au plein emploi, donc ni chômage ni sous-emploi ; les déséquilibres commerciaux sont temporaires et se résolvent automatiquement ; la perte de recettes douanières ne va pas affecter les dépenses publiques et la croissance économique…

A mon avis, il faut concevoir l’intégration autrement. Les pays africains doivent se mettre ensemble pour atteindre leur souveraineté alimentaire, énergétique et dans d’autres domaines (comme les produits pharmaceutiques). Au lieu de mettre leurs paysans en concurrence, ils devraient plutôt leur garantir des prix stables et rémunérateurs. Ils pourraient avoir une politique commune et concertée de vente de leurs matières premières. Les programmes d’industrialisation pourraient être coordonnés à l’échelle régionale, voire continentale (ce que ne permet pas le libre-échange).

De même, les pays africains pourraient mettre en place des programmes de garantie d’emploi, de sorte à éradiquer le chômage et le sous-emploi. Ce n’est pas le libre-échange qui permettra d’atteindre ces différents objectifs. D’ailleurs, l’idée panafricaniste originelle est que l’intégration politique doit précéder l’intégration économique. Il y a ainsi une différence entre panafricanisme et afro-libéralisme.

La ZLECAf, projet soutenu financièrement par l’Union européenne, relève de ce dernier cas. Ceci étant dit, l’une des réalisations que je retiendrais de la ZLECAf est la mise en place d’un système de paiement et de règlement permettant aux pays africains de commercer entre eux dans leurs devises nationales.

S : Selon vous, quels sont les grands défis pour l’Afrique en 2022 ?

N. S. S. : En Afrique, nous avons des défis structurels et pressants. Ils ne changent pas d’année en année. Nous sommes dans l’obligation de créer une prospérité partagée et d’œuvrer à mettre en place les conditions permettant à chaque habitant de notre continent de vivre en sécurité, à l’abri de la peur, dans le respect de ses opinions et de la dignité qui lui est due. Dans le contexte actuel de COVID-19, nous avons plus que jamais besoin de faire preuve de solidarité, d’audace ainsi que de créativité intellectuelle et sociale.

S : Vos vœux pour l’Afrique en 2022…

N. S. S. : Beaucoup de succès et de courage à tous ceux et celles qui luttent au quotidien pour une Afrique meilleure, libérée de l’aliénation, de l’oppression, de la domination et de l’exploitation.

Interview réalisée par Mahamadi SEBOGO

Windmad76@gmail.com

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