« Le Burkina Faso doit plus que jamais élaborer des stratégies de transformation profonde de son économie afin de pouvoir faire face aux groupes terroristes ». C’est la pleine conviction de Fawzi Banao dans cette interview accordée depuis la France à Lefaso.net (à distance) sur “l’économie de guerre”. Il est chercheur en mobilisation de ressources et gouvernance des pays du G5-Sahel au Centre d’études et de recherches en développement international de l’université Clermont Auvergne et au Centre Emile Bernheim de l’université Libre de Bruxelles.
Lefaso.net : En ces temps de troubles dans le monde, l’on entend fréquemment dans les débats l’expression « économie de guerre ». De quoi s’agit-il exactement ?
Fawzi Banao : Tout d’abord il faut comprendre que l’économie de la guerre n’est pas un concept récent. Il s’agit d’un concept qui a émergé lors des deux précédentes guerres mondiales. Toutefois, nous pouvons noter qu’il n’a pas été encore formellement théorisé en sciences économiques. Dans cette optique, l’économie de la guerre peut se définir comme l’ensemble des mesures économiques prises par un gouvernement afin de financer l’effort de guerre d’une part et d’optimiser les ressources propres du pays et les dépenses courantes d’autre part.
En effet, en situation de conflit, on assiste à une hausse exponentielle des dépenses publiques en particulier dans le secteur de la défense. Cela, dans un but principal de prendre l’avantage sur ses adversaires au plan économique et productif. Ainsi, l’économie de la guerre se symbolise principalement par la modification du mode de fonctionnement de la gestion de nos politiques économiques afin de faire face à un conflit.
Au regard de la crise sécuritaire dans la sous région et au Burkina Faso en particulier, pensez-vous qu’il soit nécessaire de transformer l’économie burkinabè en une économie de guerre ? Si oui, pourquoi ?
À l’instar de la zone sahélienne, le Burkina Faso est victime depuis bientôt six ans d’une crise sécuritaire sans précédent dans notre histoire. Je pense qu’à ce stade et en raison de l’évolution de la situation, la mise en place d’une politique économique de crise n’est présentement pas une question de choix, mais de survie de l’État. Il est important de percevoir que dans un contexte de conflit, le pays se situe dans un état d’exception. Ainsi, il est primordial de mettre en place des politiques publiques d’exception qui se symbolisent par l’instauration d’une forme d’économie dite de la guerre. Cela se justifie par plusieurs raisons.
En premier lieu, il faut nécessairement restructurer la politique de mobilisation de ressources existantes afin de financer l’effort de guerre. Plusieurs outils adaptés pourront être développés dans ce sens. Par exemple, l’on pourrait optimiser les instruments fiscaux tels que la fiscalité de porte. Pour ce qui est du cas précis du Burkina Faso, il est plus que nécessaire d’adapter nos canaux de collecte de ressources telles que les barrières douanières qui représentent actuellement un enjeu essentiel de lutte contre le terrorisme, car les douanes permettent d’une part, de constituer un instrument de collecte de recettes internes et d’autre part, d’assurer une surveillance de notre sécurité intérieure.
Pour finir, au stade où nous en sommes, nous devons plus que jamais élaborer des stratégies de transformation profonde de notre économie afin de pouvoir faire face aux groupes terroristes, qui eux l’appliquent parfaitement, à leur façon, une économie de guerre depuis le début du conflit.
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L’invasion de l’Ukraine par la Russie s’inscrit-elle dans une logique d’économie de guerre ?
Pour comprendre la crise ukrainienne, il faudrait commencer par s’imprégner du livre du politologue Zbigniew Brzezinski (1928-2017) « Le grand échiquier », qui avait clairement affirmé que « La Russie sans l’Ukraine cesse d’être une puissance européenne ». Ainsi, l’invasion russe répond à deux logiques à savoir celle géostratégique/historique et évidemment économique. En premier lieu, portant sur les causes géostratégique/historique, il faut savoir que la Russie avait commencé l’annexion ukrainienne en 2014 par la guerre du Donbass qui est une partie du territoire de l’est de l’Ukraine. Elle symbolise la partie dite pro-russe.
À cela, s’ajoute à la même année la prise de la Crimée par la Russie qui, jusqu’alors, était un territoire ukrainien. À toutes ces actions menées par la Russie pour la prise de l’Ukraine, il est important de comprendre que le principal but géostratégique pour la Russie est d’éviter le rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN. Concernant la cause économique, il est impérieux de comprendre que l’Ukraine permet un accès à la mer Noire. Il est important de préciser que la mer Noire représente la principale réserve de gaz au monde.
Pour revenir à votre question, j’aimerais finir en donnant un exemple typique de l’application de l’économie de la guerre dans le conflit ukrainien. Il y a environ deux semaines, en décidant de vendre son gaz uniquement en rouble russe, le président Poutine s’assurait d’une entrée de devises dans son pays qui lui permettra de financer la guerre sur le long terme d’une part, et déstabiliser économiquement le bloc occidental d’autre part. Il s’agit d’un cas typique d’adaptation de politiques économiques en situation de conflit.
Quel peut être particulièrement l’impact de cette guerre en Ukraine sur le Burkina Faso ?
L’impact de la guerre ukrainienne sur le Burkina Faso s’étend sur plusieurs volets. De prime abord, il faut savoir que l’Ukraine est, entre autres, le 1er pays producteur mondial exportateur d’huile de tournesol ; 3e pays producteur mondial de maïs ; 4e pays producteur mondial de pommes de terre. En outre, 85% des importations africaines de blé proviennent de l’Ukraine et de la Russie.
À l’échelle du pays, sur le court terme, l’impact du conflit se symbolisera par une hausse du niveau général des prix (l’inflation) causée par la baisse de l’approvisionnement des matières premières (ex : hydrocarbures et agricoles). Nous pouvons constater actuellement une hausse du prix de l’hydrocarbure au niveau des pays côtiers tels que la Côte d’Ivoire, le Benin ou le Ghana. Cette hausse inflationniste des prix aura un impact direct sur le pouvoir d’achat des ménages au Burkina Faso par une baisse de la consommation et l’augmentation du niveau de pauvreté au Burkina Faso.
De plus, le pain étant l’un des aliments les plus consommés par les populations burkinabé, les problèmes d’approvisionnement en blé vont impacter le secteur de la boulangerie (baisse de l’offre de pain) en passant par les consommateurs (hausse du prix du pain) jusqu’aux femmes qui vendent les beignets au bord de nos routes. Cela peut être à l’origine dans les prochains mois d’une crise sociale causée par la baisse du pouvoir d’achat.
Aussi, il est important de préciser que la Russie assure l’exportation de 13% d’engrais agricoles. De ce fait, nous pouvons anticiper des difficultés pour le monde paysan d’assurer une bonne saison agricole. De ce constat, les premières conséquences sectorielles néfastes porteront sur le secteur agricole.
Étant un pays touché par le terrorisme, on assistera à un effet beaucoup plus accentué. En effet, avec près de deux millions de réfugiés internes, l’inflation va agir énormément sur la ration alimentaire des réfugiés, ainsi leur vulnérabilité peut être exploitée par les groupes terroristes pour agrandir leurs effectifs. Cela est un réel défi pour notre pays, car on assistera à une baisse de l’aide humanitaire qui est maintenant plus orientée vers les populations ukrainiennes.
De ce fait, il est clair que le conflit ukrainien a un effet direct sur le conflit sahélien. De plus, la crise sécuritaire engendre une baisse globale de notre production nationale conséquence du délaissement de certaines localités qui représentent des bastions agricoles. En conséquence, nous pouvons malheureusement prévoir l’avènement d’une insécurité alimentaire sans précédent pour notre pays. Il est donc primordial pour notre État d’avoir une vision anticipative de la situation.
À long terme, il est fort probable qu’on assiste à une hausse de l’endettement public extérieur et intérieur. À cela, s’ajoutera une baisse de l’épargne privée donc la profitabilité du secteur bancaire.
Pour ce faire, il est crucial dès à présent de mettre en place des politiques publiques rapides et surtout efficientes (j’insiste sur ce mot) pour améliorer notre résilience face à la fois aux conséquences du conflit ukrainien et surtout de la gestion de la situation sécuritaire.
Quelles peuvent-être les conséquences de la guerre en Ukraine dans le monde ?
Les conséquences de la guerre ukrainienne sont diverses notamment d’ordre géostratégique, économique et humain. Pour faire bref, au niveau économique, la guerre va engendrer une récession économique mondiale causée par la hausse du prix des matières premières et des denrées alimentaires (ex : l’Ukraine et la Russie assurent 30% des exportations mondiales de blé). Ce qui fera augmenter l’inflation à l’échelle mondiale.
En outre, le conflit aura pour effet de perturber les chaînes d’approvisionnement qui vont grandement impacter les entreprises et surtout l’incertitude des marchés financiers. Les conséquences humaines portent principalement sur les pertes en vie humaine et l’augmentation considérable du nombre de réfugiés à l’échelle mondiale. Concernant le cadre géostratégique, on va assister à une consolidation du bloc sino-russe contre le bloc occidental.
Y a-t-il des risques de retomber dans une nouvelle guerre mondiale ?
Au constat de l’évolution de la crise ukrainienne, il est très peu probable que nous assistions à un déclenchement d’une guerre mondiale généralisée. En effet, les occidentaux avec comme leader les Etats Unis, ne souhaitent clairement pas se lancer directement dans un tel conflit afin d’éviter un clash direct avec la Russie. Aussi, sans la Chine, la Russie ne pourrait financer à elle seule une troisième guerre mondiale.
Et la Chine de son côté ne veut clairement pas non plus un conflit direct avec le bloc occidental. Car une nouvelle guerre mondiale ne sera ni avantageuse pour le bloc occidental, ni pour le bloc russo-chinois. Cependant, au vu de la proximité des zones de conflit, tous les scénarios peuvent être imaginés, même les plus pessimistes. Mais nous espérons que nous n’en arriverons pas là.
Quel serait donc le sort des pays africains s’ils ne s’investissaient pas dans ce type d’économie ?
Il faut comprendre qu’il s’agisse ici d’implémenter une stratégie de politique publique qu’un pays doit mettre en œuvre lorsqu’il se trouve dans une situation de conflit. Cependant, elle peut également être mise en place en termes d’anticipation. Ainsi, le principal sort des pays africains en situation de conflit sans une politique économique de gestion de crise sécuritaire serait d’être un continent en perpétuelle fragilité sécuritaire.
Par conséquent, il convient d’élaborer des outils et méthodes adaptés à cette économie ; de miser sur la formation d’un capital humain africain pour appliquer rigoureusement cette stratégie, afin de faire face aux défis contemporains de ce 21e siècle marqué par la recrudescence des zones de guerre et de conflit en Afrique. Enfin, il est impératif d’insérer dans nos politiques publiques, des mécanismes d’adaptation de gestion de crise.
Propos recueillis par Hamed NANEMA
Lefaso.net
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