Succès Masra, leader politique tchadien : « Plus jamais, les impossibilités ne feront partie de notre vocabulaire »
C’est fort de la conviction que l’Afrique dispose de tout pour faire le bonheur de ses filles et fils, que Succès Masra a démissionné de son poste à la Banque africaine de développement pour davantage se consacrer au combat pour la transformation de son pays, le Tchad. « Les Transformateurs », c’est d’ailleurs le nom du mouvement politique sur lequel s’appuient Dr Masra et ses camarades pour engager le peuple tchadien dans un nouvel élan et avec dans le viseur, la quête du pouvoir d’Etat. De passage à Ouagadougou, où il dit être venu à la source d’inspiration de Thomas Sankara, Dr Succès Masra réagit à nos questions.
Lefaso.net : Quelle est l’histoire qui vous lie à la politique et d’où vient cette hargne dans votre engagement ?
Succès Masra : Je viens d’un milieu très modeste. Je viens d’un village, qui m’a vu grandir et où je suis resté, jusqu’à l’âge de dix ans, derrière les bœufs. J’y ai commencé l’école, en allant récolter les restes du mil, que je vendais pour mes besoins. Par le goût du travail et par la valeur de l’éducation des écoles jésuites notamment, par lesquelles je suis passé, j’ai pu gravir des échelons. Ainsi, de bourse d’excellence en bourse d’excellence, j’ai pu arriver à l’international, terminer mon doctorat et travailler comme économiste. J’ai choisi de rentrer sur le continent africain pour aider au développement, en entrant à la Banque africaine de développement. J’ai aussi vu la situation de mon pays, qui est resté dernier, sans faire du progrès, selon les indices de développement humain (capital humain, compétitivité…).
Dès lors, la question qui se pose à vous, c’est à quoi sert votre statut, fut-il de fonctionnaire international bien payé ? J’ai donc vu la situation de mon pays, le Tchad, qui est resté des décennies en arrière, alors que nous avons des potentialités énormes. Je me suis dit qu’il y a là un appel parce qu’il y a une obligation de résultat pour servir ce peuple-là, l’amener à transformer ses potentialités en opportunités. J’ai vu le chemin de la gouvernance qui était-là, plus de trente ans de perte de temps, pas de résultat. J’ai aussi vu la gouvernance antérieure à cette époque, qui a eu du temps pour pouvoir le faire. Je me suis dit qu’il y a là une autre voie que nous pouvons proposer.
C’est ainsi que j’ai démissionné le 29 avril 2018, au moment où (mauvaise cerise sur le mauvais gâteau) le président en place (feu Idriss Deby) a choisi de se déifier, presque, devenant lui-même Premier ministre, chef du gouvernement, président, sultan de son village, ministre de la défense… Nous avions donc vu qu’il y avait là une dérive d’une consécration d’un homme qui devenait un demi-dieu. Nous aurions d’ailleurs aimé ne pas avoir raison. Malheureusement, ce fut le cas car après, il s’est aussi attribué le titre de maréchal.
Donc, que restait-il, finalement ? C’est ainsi que nous avons choisi de nous engager en politique. Engagé en politique, par devoir, par mission. Je suis un docteur en économie, donc économiste à la base. Mais, qu’est-ce qui c’est qu’un grand doctorat en économie dans un pays où la majorité n’a pas deux repas par jour ? Qu’est-ce que c’est qu’un doctorat en droit dans un pays où la liberté ou le respect de la dignité humaine n’est pas réel ? Qu’est-ce que c’est qu’un grand diplôme d’ingénieur en agriculture dans un pays qui a faim ?
Ou un grand diplôme en énergie dans un pays qui est à 99% dans le noir, parce que sans électricité ? Voyez-vous, au final, c’est une question qui se posait à moi, mais aussi aux autres. C’est ainsi que nous nous sommes mis ensemble et on a créé les Transformateurs, pour libérer les énergies afin de transformer notre pays. Donc, je me sens engagé en politique par devoir de proposer une autre alternative au pays.
Vous lancez ainsi, en avril 2019, le mouvement politique, les Transformateurs. Dans un système politique qui n’est pas favorable à la jeunesse (caractérisée par la faiblesse des moyens financiers et économiques…), et après trois ans d’épreuves de terrain, ne regrettez-vous pas, par moments, d’avoir quitté un poste à l’international alors qu’également de nombreux jeunes africains rêvent plutôt d’une carrière internationale ?
Si c’était à refaire, je l’aurais refait. Pour tout vous dire, ma détermination est multipliée par au minimum dix, voire cent. C’est dire que l’énergie que j’ai aujourd’hui est cent fois supérieure à celle que j’avais au moment où on lançait les Transformateurs parce qu’au final, je me sens encore plus fort parce que mon épaule est adossée aux autres épaules. Nous sommes plus nombreux que jamais, parce que, justement, la population s’est approprié le mouvement politique. Et cette population est jeune à 80%.
Donc, la jeunesse s’est appropriée ce projet, qui est un projet inter-générationnel, qui touche toutes les couches de la société. La moyenne d’âge des Tchadiens est de 19 ans, en Afrique, elle est de 25 ans. Donc, nous sommes au cœur du combat, nous parlons un langage et nous proposons des solutions, que, je crois, parlent à cette abondante population. Il n’y aucun regret, sinon la conviction que, plus jamais, les impossibilités ne feront partie de notre vocabulaire.
Nous avons transformé les impossibilités en possibilités et cela se voit au jour le jour. Nous avons tellement été approuvés par le peuple que, la seule chose que le président Déby a trouvée à l’époque, c’est de relever l’âge prévu par la Constitution, pour nous empêcher d’être candidat (à la présidentielle du 11 avril 2021, l’âge minimum est passé à 40 ans, alors que Succès Masra avait 38 ans : ndlr). C’est vous donner un indice de ce que nous représentions justement comme ‘’danger » pour le système injuste.
Nous l’avons assumé et nous avons fait la promesse devant notre nation que nous n’allions pas reculer, jusqu’à ce que nous mettions fin à un système d’apartheid et d’injustice dans lequel notre pays était installé. Quand on regarde le chemin parcouru, qui aurait cru que nous serons obligés de passer par une période transitoire ? Qui aurait cru que les élections qui semblaient jouées à l’avance, leurs résultats seraient jetés à la poubelle ? Qui aurait cru que le président qu’on croyait indéboulonnable ne serait plus là ?
Tout cela n’est pas arrivé par hasard, nous y avons contribué abondamment, en actions, en restructuration, en paroles… par tous les moyens et comme on le dit en politique, il faut aussi un peu de la baraka ou de la bénédiction. Mais, je crois qu’il n’y a aucun regret à avoir, au contraire, ce qui semblait impossible hier dans le cœur des Tchadiens, ils ont maintenant des arguments de savoir que les impossibilités sont en train de devenir des possibilités. Comme le dit Nelson Mandela, ce semble toujours impossible, jusqu’à ce que ce soit fait.
C’est d’ailleurs la phrase que vous lisez en ressortant du siège de Les Transformateurs. C’est avec cette conviction que nous sommes en train d’avancer. Et je crois que nous allons arriver à ce que nous considérons comme une terre promise de justice, d’égalité, d’opportunités, de protection sociale. C’est au nom de la justice que nous sommes engagés et de sa jumelle qui s’appelle la dignité. Voyez-vous donc que pour la dignité, toutes les options sont sur la table et notre détermination est plus que jamais au sommet.
Aux actions internes, vous avez joint une dimension internationale ; vous étiez en France en janvier 2022 et êtes en train d’achever une visite au Burkina. A quoi répond cet autre volet de votre démarche-stratégique ?
J’appartiens à une génération décomplexée, qui veut parler au monde. Je veux dire aux Africains, qu’ils ont le meilleur chez eux, dont ils peuvent s’inspirer. L’un des meilleurs fils d’Afrique s’appelait Thomas Sankara. Je suis venu au Burkina Faso, à la source d‘inspiration de l’un des meilleurs fils d’Afrique, pour dire aux Africains que vous avez un des meilleurs dont vous pouvez vous inspirer aujourd’hui pour établir le leadership serviteur.
Je suis allé aussi en France, comme en Afrique du Sud, aux USA, etc. Je suis donc de cette génération d’Africains qui n’ont pas de complexe à se faire. Moi, j’ai étudié dans la même école que cinq présidents français. Et je n’y étais pas dernier (pour ne pas dire plus). J’ai fait les mêmes écoles que ceux qui ont dirigé les Etats-Unis d’Amérique ou l’Angleterre. Je veux dire aux présidents de ces différents pays-là que, nous aussi, en Afrique, c’est la même manière qu’on a été capable, certains parmi nous, d’être meilleurs qu’eux, dans leurs propres écoles. Nous n’avons donc pas de complexe.
Ce qu’ils veulent faire pour leur pays, nous sommes aussi en droit de le faire pour les nôtres. Je suis donc allé dire, à Paris ou à Washington, qu’on ne peut pas regarder l’Afrique, le Tchad, le Burkina 3.0 avec les loupes du 20ème siècle et que le monde de demain dans lequel je crois, est un monde pluriel, où les partenariats, le multilatéralisme doivent être au rendez-vous. C’est aussi un monde dans lequel, les valeurs, comme la liberté, l’égalité, la fraternité, l’opportunité, la sécurité… n’appartiennent pas à un pays, ce sont des valeurs universelles.
C’est avec de cet esprit de génération décomplexée, je suis allé hors de l’Afrique pour leur dire d’apprendre aussi à nous regarder avec les loupes du 21ème siècle. En Afrique, je viens dire à mes compatriotes africains, que nous pouvons aller dire au monde que nous sommes aussi des milliers de Sankara, en étant capables de tirer le meilleur de ceux qui nous ont précédés et d’y ajouter les solutions du 21e siècle. C’est comme cela que nous allons honorer la mémoire de Sankara, qui dit que « malheur à ceux qui ne font pas mieux que leur père ».
Ramener au continent, c’est à cette phrase que je veux donner vie. Cette tournée est donc à la fois une source d’enrichissement, parce que je crois à l’intelligence qui est au pluriel, à la solution qui est plurielle. C’est pourquoi, le nom de notre mouvement politique est au pluriel. J’ai rencontré des talents tchadiens, africains, qui croient dans la nécessité d’un leadership serviteur et d’un panafricanisme nouveau pour qu’ensemble, nous puissions utiliser ces solutions-là pour bâtir nos nations.
Quelle est l’idéologie que vous voulez qu’on colle au mouvement politique, Les Transformateurs ?
Leadership serviteur. Ce dont l’Afrique a besoin le plus, ce sont des leaders serviteurs, à tous les échelons. Du préfet au président de la République. Le panafricanisme du 21e siècle, c’est du leadership serviteur. La démocratie du 21e siècle, c’est du leadership serviteur. La gouvernance du 21e siècle, dont nous avons besoin, c’est du leadership serviteur. Si vous avez des leaders serviteurs, toutes les solutions seront au rendez-vous, parce qu’un leader serviteur rend compte au peuple, il ne se comporte pas comme un roitelet, assis sur le peuple. Donc, il faut inverser cette conception de la gouvernance et du leadership.
Le drame de l’Afrique, il est là. Donc, si nous avons des leaders serviteurs, l’essentiel de nos problèmes seront résolus. Un leader serviteur ne part pas faire son bilan de santé, en tant que ministre de la santé, en Europe. Un leader serviteur n’est pas un président qui prend un jet privé pour aller dans un autre pays pour se soigner. Un leader serviteur ministre de l’économie ne se précipite pas pour ouvrir son compte bancaire dans un pays étranger. Un leader serviteur ministre de l’enseignement n’envoie pas ses enfants étudier hors de l’Afrique.
Ce, parce qu’ils auraient pris leur peine pour mettre en place des structures qui permettront à l’échelle de leur pays, du continent, de s’occuper de cela. Donc, le leadership serviteur élève la dignité humaine au-dessus de tout. Tout le monde peut être leader, parce que tout le monde peut servir, et la véritable nature du leader, c’est de servir. Donc, si vous êtes un serviteur, vous êtes un leader. Voyez-vous, tout le monde peut donc être leader ! Il ne s’agit pas d’avoir des suiveurs, il s’agit d’avoir des leaders parce qu’ils seront des serviteurs.
Vous avez eu des activités à Ouagadougou, dont une conférence publique avec la jeunesse tchadienne, voire africaine, que souhaiteriez-vous que l’on retienne de cette étape de Ouagadougou ?
Mon discours du 14 mai, je l’ai intitulé : « nous sommes des milliers de Sankara ». C’est cela que je souhaite que la jeunesse africaine retienne. Que chacun de nous fasse partie de ces milliers de Sankara. Qu’est-ce que c’est que faire partie des milliers de Sankara ?
C’est à cette question que chacun doit pouvoir répondre et c’est cela la quintessence de mon message, que j’invite à découvrir dans son intégralité (voir l’intégralité de ce discours au bas de l’interview). C’est cela que je veux que la jeunesse africaine retienne de mon passage à Ouagadougou ; parce qu’à Ouagadougou, il y avait eu aussi, il y a quelques années, un message qui a été envoyé (discours du président français, Emmanuel Macron, en novembre 2017 à Ouagadougou : ndlr).
Peut-être la réponse de la nouvelle génération africaine à une nouvelle génération de dirigeants occidentaux face auxquels, nous n’avons aucun complexe à avoir et à qui, nous pouvons dire des choses dans le respect, dans l’égalité. C’est cette Afrique-là je souhaite incarner, et donc, faire partie de ces milliers de Sankara.
Entretien réalisé par Oumar L. Ouédraogo
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