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Burkina : « Ce pays-là a toujours su faire face à toutes les intimidations » (ambassadeur Mousbila Sankara)

Le Burkina Faso est sous les projecteurs internationaux, conséquence de la dynamique qu’il a engagée contre le phénomène terroriste. C’est un tournant capital pour le pays qui se vit actuellement avec le capitaine Ibrahim Traoré et son équipe. L’ancien ambassadeur du Burkina en Lybie, Mousbila Sankara, analyse des aspects de la situation nationale et encourage le président Ibrahim Traoré à prêter attention à certains projets populaires, enterrés avec la révolution.

Lefaso.net : Quel commentaire faites-vous de la tendance de plus en plus hostile de partisans du pouvoir vis-à-vis des critiques, allant même à des menaces de mort sur certains leaders d’opinion ?

Mousbila Sankara : Contrairement à ce que certains pensent, les critiques aident celui qui agit à corriger son action. C’est le manque de critiques qui nous a amené à chaque fois recommencer et à ne tirer à chaque fois leçon de rien. Il y en a qui n’ont dans la vie que le besoin de s’exprimer, si vous leur enlevez cela, ils n’entendent plus rien de vous. C’est pour avoir négligé ce genre de détails que du simple coupeur de route, nous sommes arrivés au terrorisme (parce qu’il fut un moment, quand on arrêtait un coupeur de route, c’était une certaine ethnie, pour la plupart).

Aujourd’hui, c’est devenu quelque chose qu’on ne peut pas contrôler. On ne peut pas laisser passer certaines choses, parce que ça va retomber sur nous tous. Comme je n’ai aucun compte bancaire quelque part, je préfère que mon Burkina, même pauvre, reste vivable. C’est pourquoi, j’invite le président Ibrahim Traoré à voir si les activités de menaces et d’intimidations de certains de ses partisans font partie de son programme. Si la réponse est non, qu’il s’y mette pour qu’on sache. Si la réponse est oui, qu’il sache que ce n’est pas bon. On est d’accord pour apporter, chacun, sa contribution.

Mais personne ne voudra prendre part à quelque chose qui va mettre fin à la liberté chèrement acquise. Tous ceux qui descendent dans la rue ou qui menacent les libertés ne veulent pas son bien. Qu’ils utilisent cette énergie pour faire quelque chose de sérieux. Voilà pourquoi je pense que les intellectuels ne doivent pas se terrer dans le silence. Ce n’est pas en se taisant qu’ils vont éviter les problèmes. Ce sont eux qui devaient vraiment nous tirer vers le haut. Les intellectuels se cachent, ça veut dire quoi ? Et quand les intellectuels se cachent, ne vous étonnez pas que nos colonels et autres se cachent parce qu’ils ne veulent pas aller au front ! C’est la même peur-là qui fait que nous avons des généraux qui se cachent, sinon d’autres devront avoir honte de leurs galons depuis le quartier. Tu es général et il y a des zones chez toi où tu ne peux pas passer. C’est cela la réalité. Les intellectuels ne doivent donc pas se cacher ou se taire.

Pensez-vous donc que cette façon d’observer n’est pas la bonne posture ?

Oui, nous devons, malgré les difficultés que cela comporte, redoubler d’efforts pour rappeler à Ibrahim Traoré sa mission et dénoncer ce qui ne va pas. C’est maintenant même qu’il faut le faire, parce qu’Ibrahim Traoré, lui, peut ne pas mesurer que l’opinion a une expression utile. Il y en a qui ne vivent que quand ils sont libres. Et le terme dignité, dans la plupart des langues, traduit une liberté.

Je m’adresse particulièrement aux ‘’intellectuels » ; il y a des valeurs qui méritent qu’on meurt pour elles : la patrie, l’honneur, la dignité … Ce n’est pas parce qu’on se cache, la queue entre les jambes, qu’on va rester sur cette terre éternellement ; on va quand même mourir. Il faut que les gens parlent, et c’est maintenant même qu’ils doivent parler, et de façon publique. Moi, c’est parce que je ne comprends pas bien le français, sinon que c’est maintenant j’allais organiser des échanges dans les lieux publics, dans les amphis. C’est maintenant qu’il faut développer les grandes idées, les grands thèmes. Il ne faut pas avoir peur d’être critiqué par la masse, ça a toujours été ainsi dans les moments de crise ; ceux qui ont un regard à froid, qui s’interrogent sur la tendance générale sont combattus.

L’intellectuel ne doit pas chercher à ce que ses analyses rencontrent aux premiers moments, l’assentiment général du moment. Au contraire, il faut exposer son idée, qu’elle soit combattue pour que la substance reste. Si on ne le fait pas, à quoi serviraient les intellectuels ? Ce sont eux qui doivent tirer vers le haut. Il y a même un penseur grec qui a dit que les grandes réalisations du pays ont été bâties avec le sang des meilleurs de ses fils. Ce n’est pas n’importe quel sang, c’est celui des meilleurs. Ça résume tout.

Certains vous diront que face au péril sécuritaire, il n’y a pas de liberté qui tienne !

Rien à y avoir, ça ne peut en aucun cas empêcher la lutte contre le terrorisme. Une des critiques qui nous a coûté, nous, anciens révolutionnaires, c’est le manque de liberté d’expression. C’est cela qui a fait qu’on n’a pas réussi à corriger toutes nos tares. Sinon, il y avait des tares qu’on aurait pu corriger, si on avait accepté les critiques. Il y a des CDR (Comités de défense de la révolution) qui se conduisaient en monarques, et ce sont certaines de ces tares qui nous poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Or, le sens que nous avions de la démocratie populaire, c’était qu’on puisse discuter de tout et partout.

C’est la raison pour laquelle malgré la confidentialité qu’exigent les tribunaux, nous avons diffusé les procès, on a banalisé certaines choses, c’était l’expression de la démocratie populaire. J’invite donc le président à prendre les dispositions pour que la rue ne soit pas sa boussole. La rue peut participer (c’est même l’essence des actions populaires ; la rue participe, mais ne peut pas diriger). Tu peux croire avoir raison, agir juste, mais si tes pensées et actions dépendent de quelque chose d’inorganisé comme la rue, alors, elles ne sont pas à toi. Cela voudrait dire que les 90 000 VDP (Volontaires pour la défense de la patrie), dont on a applaudi le recrutement, si la rue se lève aujourd’hui et dit qu’elle ne les veut pas, on laisse tomber ? Il faut qu’il sache fixer des limites ; parce qu’on voit des groupes tenir des manifestations, des meetings, pendant que les autres sont interdits des mêmes activités, ce n’est pas juste.

Vous pensez donc qu’on doit laisser également les partis politiques mener leurs activités, quitte à leur assigner des missions spécifiques dans le cadre de la lutte contre l’insécurité ?

Justement, ce sont eux qui devaient même parler à leurs militants pour les mettre à l’écart des cercles vicieux. Il ne faut pas que le président donne l’occasion à certains de passer par son régime pour nuire à d’autres Burkinabè et faire ce qu’ils auraient voulu faire depuis longtemps et qu’ils n’ont pas pu, faute de moyens. Ce pays-là a toujours su faire face à toutes les intimidations. Donc, certaines pratiques ne peuvent pas prospérer.

On a l’impression que certains confondent parfois ce que le peuple ‘’veut » et ce qui est ‘’utile » pour le peuple !

Ce que tu ‘’veux » est une projection. Mais ce qui est ‘’utile » pour toi, tu dois pouvoir le réaliser avec ce que tu as. Il faut expliquer la maxime asiatique : « être riche, c’est savoir se contenter de ce qu’on a ». Par exemple, pour rompre avec la France, il suffit que nous nous arrangions pour trouver au Burkina ce qu’il faut à l’Etat. On n’a pas besoin de saccager une ambassade pour cela. On peut cultiver pour nourrir nos populations, parce qu’on a déjà prouvé entre 83 et 87 qu’on peut s’auto-suffire. Et d’ailleurs, cela l’a déjà été avant même l’arrivée du colon. Même le problème de l’enseignement, nous pouvons le régler parce qu’on l’a déjà prouvé sous le CNR (Conseil national de la révolution) par une politique en faveur des filles. Il faut savoir mobiliser le peuple autour de ses intérêts et vous verrez que la France elle-même va partir et nous laisser.

Comment apprécierez-vous un recours au groupe privé de sécurité Wagner ?

Il faut simplement lui enlever la raison de venir ici au Burkina. Si les 90 000 VDP sont formés, on n’aura pas besoin de Russes. Ou en tout cas, pas plus de cinq pour nous montrer à piloter des objets qu’on aura acquis là-bas. Avec le Programme populaire de développement (PPD), on s’est assis et on s’est demandé : « qu’est-ce qu’on veut ? ». On a énuméré ce qu’on veut. On s’est rendu compte qu’on ne peut pas réaliser certains projets, parce qu’il faut de l’argent. L’argent, c’est pour faire… Donc, de façon pragmatique, on a dit, les populations qui veulent par exemple une école, commencent à réunir les agrégats et l’Etat va donner les instituteurs quand l’école sera prête. Ensuite, on a vu dans le cadre de notre coopération, celui qui peut nous donner tel ou tel autre élément. C’est ainsi que les Algériens ont donné des tôles, les Libyens du ciment, etc. Il y en a quand ils ont fini de construire leur école, que l’Etat tardait, ils ont fait venir eux-mêmes, des instituteurs retraités pour assurer les cours. Si fait qu’après, même quand ces instituteurs ont voulu repartir, l’Etat a dit de rester et il a trouvé des arrangements. C’est pour dire qu’on a des réponses à tous nos questionnements.

Et à ce sujet, j’encourage le président Ibrahim Traoré à ne pas faire comme les autres, à savoir balayer du revers de la main les acquis de ses prédécesseurs. Qu’il poursuive ce qui est bon et relance même certains grands projets qui ont été abandonnés depuis octobre 87. C’est le cas du développement du chemin de fer. En quatre ans, on a construit 100 kilomètres. Ce qui veut dire que si on avait poursuivi la dynamique avec les mêmes moyens de bord, on serait aujourd’hui au Tchad avec le chemin de fer. Je souhaite qu’Ibrahim Traoré fasse de sorte que (puisqu’il n’a pas assez de temps) ce projet puisse se poursuivre ; qu’il commence par exemple par ouvrir des gares entre Ouagadougou et Kaya, et faire en sorte que même si c’est une fois par semaine, le train desserve la localité. Si on avait de la continuité dans les grands projets, on n’aurait pas vécu tant de difficultés aujourd‘hui et certains problèmes contemporains auraient trouvé facilement des solutions. Mais hélas, chacun vient et sabote d’abord ce que son prédécesseur a comme acquis. Ce n’est pas bien pour un pays, surtout comme le nôtre qui n’a pas de ressources à gaspiller.

L’attaque de Nouna a remis au centre, les débats sur l’ethnicisme. Comment faut-il interpréter cela ?

C’est une réalité, et c’est là où le président Ibrahim Traoré et ses camarades sont mis face à leurs responsabilités, en tant que dirigeants, c’est-à-dire autorités régaliennes. Les ethnies ont existé avant la colonisation. Quand le colon est arrivé, tout le monde a oublié son ethnie. C’était tellement chaud qu’on n’a pas vu quelqu’un qui a évoqué son ethnie. Au point qu’on avait enlevé sur certaines pièces (carte nationale d’identité, ndlr), les scarifications qui montraient l’appartenance ethnique et culturelle. C’est nous, Peuls, seulement qui n’avons pas perdu notre identité, parce qu’on en n’avait pas (les scarifications). Ce sont des choses qui se sont faites ici dans ce pays. Donc, quand un vrai pouvoir arrive, ces éléments-là disparaissent d’eux-mêmes.

Sinon, nier la question de l’ethnie n’est même pas responsable, puisque c’est un fait qui existe. Malgré cela, les gens vivaient ensemble. Il y a même des gens qui se targuaient de dire que « celui-là, c’est mon Peul » ou le Peul qui dit « celui-là, c’est mon Mossi » et ça n’offusque pas le Peul, ça n’offusque pas le Mossi. C’est le manque d’un pouvoir central fort qui fait qu’on pervertit cette valeur. Sinon, dire qu’un tel est Peul, un tel est Bôbô, Mossi, Maraka, Samo, … ça fait quoi ? Ce n’est pas une injure, c’est une réalité. Regardez, quel que soit votre nombre, en tout cas, dans le milieu moaga où j’ai vécu, si un Peul rentre dans le milieu, même s’il présente chaque matin son nom, on ne l’appellera que par le terme « Silmiga » (Peul), si tu es Bissa aussi, il t’appellera « Boussanga », on dirait que les noms ne servent pas.

C’est comme cela, c’est une pratique et ce n’est pas maintenant que quelqu’un va nous apprendre à dire qu’il y a de la stigmatisation, ce sont des histoires. Ce n’est pas péjoratif. Il y en a même qu’on désigne par la région : « Yadga ». Donc, il ne faudra pas que les gens nous trimbalent là où il n’y a pas problème, et il n’y a pas problème en cela. Ce que certains appellent ‘’stigmatisation », est même utile ; parce qu’elle a permis de mettre des gens à l’abri de certaines situations dangereuses. Là n’est donc pas le problème ; le problème, c’est qu’il manque un pouvoir central pour amener les gens à regarder dans le même sens. Et c’est là où j’invite le président Ibrahim Traoré à agir, c’est lui le chef et qu’il exerce le pouvoir pleinement.

La question des mœurs, dont on ne parle pas, ne compliquent-elle pas aussi la lutte ?

J’ai échangé avec des leaders d’opinion dans des zones à forts défis sécuritaires, qui me disent que les gens ne veulent plus parler parce que celui qui a parlé, après, c’est fini, l’Etat le livre. Même les représentants de l’Etat dans ces zones sont les premiers à fuir. Ce qui veut dire que même ses représentants ne croient pas en sa capacité à les protéger. J’ai un camarade dans une des zones, d’où je suis revenu il n’y pas longtemps. J’ai posé le problème selon lequel les groupes armés viennent en colonnes, sur des motos, ils passent, les gens voient, mais ne dénoncent pas. C’est là qu’il m’a ramené au problème de Inata, en me demandant où se trouve le rapport que nous demandons depuis Roch Kaboré ? Il me fait comprendre que les militaires (gendarmes), quand ils étaient à Inata, comme ils n’avaient pas à manger, ils sortaient et abattaient les animaux des gens pour se nourrir. Il me dit que je crois qu’au village, on va abattre les bœufs de quelqu’un pour se nourrir et ce dernier va voir quelqu’un qui vient contre celui qui a tué ses animaux et il va signaler ? Mais, si ces militaires n’ont pas à manger là-bas, la faute c’est à qui ? A la tête, je suppose.

Ou bien quelqu’un se lève le soir, parce qu’il se sent homme et a des armes, il rencontre une femme et il abuse d’elle ? Il me demande comment je veux comprendre cela ? C’est pour dire que les représentants de l’Etat dans les localités (qu’ils soient civils ou militaires) doivent faire l’effort d’être vertueux. Sinon, il n’y aurait pas de différence entre eux et les colons dans leurs agissements d’humiliation et de frustrations. Ce qui veut dire que ceux qui sont chargés de donner les conditions à ces représentants pour rester vertueux doivent faire convenablement leur travail. Si celui qui était chargé de les ravitailler avait fait correctement son devoir, des militaires ne se verraient pas obligés d’abattre le bétail des populations pour s’alimenter. Tout cela, c’est une question de valeurs ; si on ne se force pas de respecter certaines valeurs, on aura toujours des problèmes.

Interview réalisée par O.H.L
Lefaso.net

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