Dans cette tribune, le journaliste Lamine Konkobo, ex-rédacteur en chef de BBC Afrique TV, souligne que la France, outrée par les nouvelles orientations stratégiques du Burkina Faso, vient donc d’annoncer la suspension de son aide au pays des Hommes intègres, une “bénédiction déguisée”. Selon notre confrère basé à Londres, l’aide n’a jamais été gratuite, et la vocation de l’aide n’a jamais été de libérer. L’aide est un piège.
«Vous voulez l’indépendance ? » Question rhétorique d’un général Charles de Gaulle, tout rouge d’affront. « Eh bien, prenez-la avec toutes ses conséquences ». On était en 1958. Et cela se passait à Conakry. De Gaulle, en séjour-éclair dans la ville pour faire le marketing de son projet de Communauté Franco-Africaine, répliquait ainsi à Sékou Touré, futur premier président de la Guinée indépendante. Juste auparavant, Sékou Touré avait brûlé la politesse à son hôte, en le contrariant d’une manière des plus spectaculaires.
La Communauté, il faut le rappeler, était la dernière trouvaille de la Métropole qui tentait de réincarner l’administration coloniale française que les consciences de l’après-guerre ne pouvaient plus supporter en l’état. Ce prolongement, en sous-main, de la servitude de l’Africain, tel que voulu par de Gaulle, Touré n’en voulait pas. Et l’intimidation du général n’y fera rien : la Guinée maintiendra son choix de « préférer la liberté dans la pauvreté, à la richesse dans l’esclavage ».
Pour le général de Gaulle, c’était l’humiliation parfaite. Ulcéré par l’incident, il partira si précipitamment de Conakry qu’il y laissera par mégarde son képi couleur olive piqué de ses deux étoiles. En vue de faire expier cette humiliation, il fallait bien que les conséquences soient regrettables pour cet effronté de Touré. Il n’était pas question pour la France si forte et fière de prendre le risque de voir la Guinée triompher.
Non, la Guinée devait payer cher son effronterie ; et la Guinée, une fois châtiée, devait servir de leçon à tous ceux qui seraient tentés de reproduire, contre la France, cet éclat d’insolence. Dès l’avion qui emmène de Gaulle vers Dakar, le grand homme, diminué par la colère, commence à planifier la réplique. Et dans la suite des événements, la France, comme attendu, claquera la porte au visage de la Guinée. Dans son élan vers la sortie, elle emporte presque tout.
Même les clous, les persiennes, les boîtes de craie, les équerres—bref, tout ce qui pouvait être emporté. Bien évidemment, tout ce qui ne pouvait l’être est détruit. La France coulera même du béton dans les tuyaux des systèmes d’égouts. Excessif. Mais l’objectif de l’homme blanc—descendant de cet ancêtre gaulois censé être plutôt hellène, par opposition au nègre émotif de Senghor—était de laisser la Guinée dans un état pitoyable. Et pour cela, la furie de ce vandalisme contrôlé ne suffirait point—Il fallait pire.
Ainsi, plus tard, la France inondera la Guinée de faux billets, déterminée qu’elle était de noyer l’économie du pays. Elle fomentera des oppositions de l’intérieur contre Touré qui va bientôt sombrer dans la paranoïa. Dans la foulée, elle fera naître en cet homme visionnaire un bourreau—le bourreau du Camp Boiro. La Patrie des Droits de l’Homme, aveuglée par sa volonté de revanche, montera dans le pays les membres d’une ethnie contre ceux d’une autre.
Lors de ma toute première visite de travail en Guinée en 2007, le journaliste que je suis fus attristé, toutes ces années plus tard, par le lourd héritage du Non à de Gaulle. Conakry, la mythique, je l’ai trouvée décevante. Dans cette ville aux allures de gros bourg, l’on ne connaissait ce que c’était un feu de signalisation ; les rues étaient délabrées ; tout demandait à être construit.
Et entre membres de différents groupes ethniques, les traumatismes et les divisions entretenus sur plusieurs générations fécondaient une atmosphère de lourdeur. C’est pour dire que le sort impitoyable de la Guinée, condamnée à la survivance sous l’insidieuse supervision d’une France froissée dans son amour propre, a bien fait école. Le Refus de Touré n’a pas fini triomphal. Et l’échec de cette expérience souverainiste en terre africaine va calmer les ardeurs chez certains voisins.
Et là où il fallait plus que l’épouvantail de l’enfer guinéen pour garantir le contrôle, les barbouzes se tenaient prêts. Ainsi, l’histoire retiendra que le mercenaire Bob Denard n’a pas du tout chômé. Au bout du compte, une Guinée clouée au sol par le sabotage, échappera brièvement à la France, mais sans gloire. Et sans conteste, Paris restera maître dans son pré-carré africain après cette décennie 1950—décennie de bouleversements, décennie de frayeur.
Bien sûr, la décolonisation qui s’en suit est inévitable. Mais la France, si habile, décolonisera sans libérer : Au système colonial caduc, elle fera substituer une nouvelle forme de prédation—la Françafrique. Au cours des 60 années qui vont suivre, ce nouvel avatar du colonialisme maintiendra les ex-colonies sous la dépendance de la Métropole ; une dépendance pernicieuse à multiples facettes que voici :
La sujétion économique
Elle est incarnée par ce système monétaire centré sur le Franc de la Communauté Financière Africaine. Le CFA, utilisé par plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, est lié à l’Euro et est contrôlé par la Banque de France. Cette sujétion par le moyen du fiduciaire limite la capacité des pays africains à contrôler leurs politiques monétaires et à prendre des décisions économiques indépendantes et vertueuses. Nul ne peut avoir confiance en soi et au génie de son peuple, tout en soutenant que le système CFA est ce qu’il puisse y avoir de mieux pour une Afrique dite indépendante, une Afrique qui se veut souveraine. Le CFA est une aberration. Ne serait-ce que de principe. Bien sûr, les adeptes du statu quo diront le contraire.
Le contrôle des ressources naturelles
L’on aura toujours honte de le répéter : L’Afrique est riche en ressources naturelles—pétrole, gaz, minéraux, terres cultivables. Chaque pays africain est un scandale géologique, à sa mesure. Et la France, à travers ses entreprises et ses accords économiques préférentiels, a gardé une mainmise sur certaines de ces ressources-là par le biais du mécanisme de l’accès privilégié.
Pendant très longtemps, avant les mutations et les incertitudes en cours, cette situation aura entraîné une exploitation inégale des ressources africaines, consacrant un état de fait hostile à un essor industriel local, ce qui à son tour empêche un vrai développement économique.
C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans ces anciennes colonies françaises d’Afrique, la notion de création d’emplois, en dehors de la fonction publique, reste beaucoup plus proche de la fiction que de la réalité. Conséquence, salut le sable fin du Sahara meurtrier, gigantesque cimetière de sub-sahariens y ayant perdu la vie dans leur vaine tentative de s’évader vers l’Eldorado européen.
Les accords militaires et politiques
De par le hasard de l’histoire, comme on le sait, la France, en matière de sécurité et de défense, maintient des liens étroits avec ses anciennes colonies africaines. Les accords de défense en vigueur depuis la décennie des indépendances nominales permettent à la
« La décision de la France, en définitive, est une bénédiction masquée ».
France d’exercer une influence politique incestueuse dans ces pays-là. Et cela est problématique : de par son omniprésence militaire, la France, pour le moins qu’on puisse dire, est prédisposée à l’ingérence dans les affaires internes sur le continent, vidant de toute substance, pour ces ex-colonies, la notion de souveraineté.
La Françafrique est la suite du film inachevé de la décolonisation. Aujourd’hui, 65 ans se sont écoulés depuis le Non de Sékou Touré à de Gaulle. Et aujourd’hui, des pays au Sahel (cette région embrasée par le terrorisme ensemencé depuis la Libye détruite par l’Otan sous l’énergique impulsion de la France de Sarkozy) ont décidé, une fois encore, de contrarier l’ex-Métropole. Parmi ces pays, il y a bien entendu le Burkina Faso post-insurrectionnel. Dans cette suite du film, nous assistons à une sorte de réaménagement dans la distribution des rôles : Emmanuel Macron, là où—hier—nous avions Charles de Gaulle ; et le capitaine Ibrahim Traoré, campant le personnage qui fut celui de Sékou Touré.
Comme Sékou Touré à l’époque, le président burkinabé de Transition a osé ce qui, aux yeux de la France, il ne fallait pas : le jeune capitaine a défait une ficelle dans l’étoffe de la Françafrique, menaçant de l’enterrer par effet domino. Traoré l’a fait en dénonçant, en mars dernier, cet accord d’assistance militaire datant de 1961 ; en éconduisant les soldats français du territoire burkinabé ; et en décidant de diversifier les partenaires du Burkina pour mieux faire face au péril terroriste et pour bâtir un avenir marqué par plus de dignité, moins de paternalisme et moins d’infantilisation.
Si la France attendait un prétexte idéal pour la rétorsion, elle l’aura trouvé dans les événements de fin juillet au Niger ; le Niger où les officiers qui ont pris le pouvoir se sont vite rapprochés de Ouagadougou, annonçant qu’ils désavouent à leur tour les fameux accords d’assistance militaire. La décision de Paris, suspendant son aide à Ouagadougou, n’aura que trop tardé, vu les circonstances. Maintenant qu’elle est intervenue, elle a au moins un mérite bien clair—elle fait tomber les masques : l’aide au développement de la France est un moyen de pression, un instrument de chantage.
Elle serait comparable à une pension alimentaire que vous verse un conjoint brutal ; conjoint dont la générosité se tarit quand vous osez rêver d’autonomie à haute voix. Oui, l’aide de la France est conditionnée à une soumission à la France. Soit vous êtes libre et vous la perdez ; soit vous l’avez et vous cédez votre liberté, y compris celle de vos choix politiques, celle de votre stratégie de défense contre ces terroristes armés de l’étranger qui menacent les fondements de votre Nation.
En tant que tel, c’est un abus de langage de parler d’aide au développement—Elle n’a pour vocation ni l’autonomie, ni le développement ; elle existe pour perpétuer la dépendance. Mais qu’en est-il, en réalité, cette aide versée à des pays dont on contrôle le système économique et monétaire ? Non, rien que par la perversité du système CFA mentionnée tantôt, la France reprend à l’Afrique bien plus qu’elle ne lui donne en aide. L’aide, en définitive, n’est pas gratuite. En fait, rien ne vous coûte plus cher que tout ce qui revêt la fausse apparence de gratuité. Qu’à cela ne tienne, de Milton Friedman à Dambisa Moyo, tous les économistes sérieux sont unanimes : L’aide est un soporifique, c’est de l’opium.
L’éternel assisté ne connaîtra jamais son potentiel, il ne saura jamais ce dont il est capable. L’aide—même quand elle ne consacre une imposture, où l’on vous donne un sou d’une main pour vous en reprendre dix de l’autre—élime le génie d’un peuple. La main qui donne, dit-on chez les Arabes, est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Et recevoir, c’est la fameuse natte des autres : quand on s’y assoit, on est assis à terre. Aide au développement ? Mais, le Professeur Ki-Zerbo avait raison qui avertissait, « On ne développe pas, on se développe ». La décision de la France, en définitive, est une bénédiction masquée.
A moins que le Burkina succombe à l’effet psychologique néfaste qu’anticipe cette France blessée dans son amour propre, la suspension de l’aide ne fera qu’inciter le pays à plus d’imagination. Que faire, en tant que Nation aspirant à la liberté et scrutant ce fameux “horizon du bonheur”, si l’acceptation d’une aide exige une signature au bas d’une page qui vous subtilise votre souveraineté ? Que la question soit posée. Et que l’on y réfléchisse. L’on se rendra compte que quand on nous ferme un robinet, l’on apprendra vite à pratiquer du forage par soi-même. C’est cela. Ou bien, on sera condamné à trouver un endroit de substitut pour s’approvisionner.
A coup sûr, un monde structurellement plus juste—un monde toujours encore un peu plus juste—est possible. Tous les horizons sont dépassables. Ne serait-ce que par relais générationnels. Voilà donc une occasion qui servira d’examen pour l’ambition de ce Burkina Faso dont le peuple, assoiffé de liberté, scande La Patrie ou la mort, nous vaincrons et ce, depuis quelques 40 ans. Le choix, c’est entre rebondir ou périr.
Mais périr ne saurait être le choix du Burkina Faso, pays qui inspire au-delà de ses frontières par son courage ; pays qui contamine l’autre par ce refus catégorique des forfaitures. Non, cette suspension de l’aide, en elle seule, est vouée au même sort que celui du coup d’épée dans le clair ruisseau. Seulement, quel sera l’éventuel prochain coup fourré de la France, puissance revancharde qui n’aura jamais lâché les basques à Sékou Touré ?
Enverra-t-elle ses espions pour tenter de semer la zizanie entre Burkinabè en jouant sur les sensibilités divergentes, comme elle l’avait fait en Libye, à travers ces agents de la DGSE qui, aujourd’hui, écrivent des livres et apparaissent à la télé à visage découvert pour raconter leurs parts de forfaiture dans la mise à sac de ce pays d’Afrique jadis prospère ? Non, les temps ont changé. Les révolutions sont désormais “télévisées”. Personne n’est plus jamais protégée par la sournoiserie du secret et des complots.
Sauf volonté d’auto-sabotage manifeste des Burkinabè eux-mêmes, avec des complicités internes ayant choisi le suicide, les fauteurs de troubles extérieurs—les Bob Denard modernes—ne sauront prospérer aujourd’hui en terre africaine, où ils semaient hier le meurtre et le massacre à l’abri des regards. En définitive, la violence des tutelles n’est pas une fatalité. Et la France, à sa guise (et une fois guérie de ses complexes d’ancienne puissance coloniale angoissée) se fera une place dans le lot pluriel de ces nations qui traiteront, avec respect et sans mépris, avec la nouvelle Afrique en gestation.
Qu’elle veuille seulement accepter que l’ère de la colonisation est révolue ; qu’elle veuille accepter qu’un monde structurellement plus juste est possible ; et accessoirement, qu’elle veuille enfin se regarder de temps à autre dans le miroir. Car à vrai dire, quel que soit son amour pour la France si belle, on finit par en avoir assez de sa propension à être dédaigneuse.
Lamine Konkobo,
Journaliste, ex-rédacteur en chef de BBC Afrique TV