Malnutrition aiguë : Quand des remèdes gratuits se retrouvent au marché noir
Le 29 novembre 2023, l’UNICEF a annoncé avoir soutenu le traitement d’environ 211 000 enfants souffrant de malnutrition aiguë, dont 98 000 cas sévères, entre janvier et octobre 2023, en collaboration avec l’État burkinabè et d’autres partenaires. Parmi les actions mises en œuvre pour lutter contre la malnutrition infantile, on trouve la distribution gratuite d’Aliments Thérapeutiques Prêts à l’Emploi (ATPE) aux enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère ou modérée, ainsi qu’aux femmes enceintes ou allaitantes en carence alimentaire dans les centres de santé. Malheureusement, des individus s’adonnent à la vente de ces produits sur la place publique, compromettant ainsi les efforts de lutte contre la malnutrition aiguë au Burkina Faso. Nous avons trempé notre plume dans l’antre d’un cercle vicieux entre mars 2023 et décembre 2024.
C’est une journée ordinaire qui prend une tournure inattendue. Ce 22 mars 2023, à Bobo-Dioulasso, nous assistons à une formation sur la fortification alimentaire à grande échelle. Tout se déroule sans surprise, jusqu’à ce que la formatrice, au détour d’une présentation, lâche une information : les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi, ces fameux ATPE comme le Plumpy’Nut et le Plumpy Sup, sont vendus sur le marché noir, notamment à travers Facebook.
Dans l’assistance, l’indignation éclate. Les uns accusent, les autres questionnent. « C’est peut-être des agents de santé qui détournent ! », lance un confrère. Dans la foulée, on veut comprendre, on réclame des sanctions, on débat à voix haute. La formatrice, imperturbable, rappelle que ce n’est pas le sujet principal du programme et la session reprend son cours normal.
Les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi sont une lueur d’espoir pour les plus démunis. Ces produits, comme le Plumpy’Nut et le Plumpy Sup, sont distribués gratuitement dans les centres de santé, exclusivement aux tout-petits et aux mères allaitantes souffrant de malnutrition aiguë.
La formation se poursuit, mais nous suivons passivement, ne pouvant nous empêcher de nous interroger. Comment ces sachets se retrouvent sur la place publique ? Y a-t-il détournement dans les centres de santé ? Comment des marchandises censées être gratuites trouvent des acheteurs ? L’idée qu’un produit conçu pour lutter contre la famine serve des intérêts mercantiles nous hante.
Formation validée, nous rentrons à Ouagadougou trois jours plus tard, l’esprit encore agité par cette révélation. L’aventure nous appelle, mais le phénomène semble vaste et il nous faut être méthodique.
« Si quelqu’un veut, la personne vient prendre, c’est tout »
Profitant du temps d’attente avant le démarrage d’un événement que nous sommes parti couvrir, nous nous rendons sur Facebook et lançons une requête simple, en tapant « Plumpy’Nut » dans la barre de recherche. En un clin d’œil, une mosaïque de publications envahit l’écran de notre téléphone. Les images et les offres défilent, confirmant que le commerce est apparemment réel.
Certaines annonces proposent des prix au détail, d’autres en gros. Les vendeurs, parfois identifiés par des pseudonymes intrigants, vantent avec désinvolture les mérites de ces produits. « Faites votre commande de Plumpy pour donner de la forme à vos enfants, tout individu, femme enceinte, nouvelle maman, et finissez avec tous vos problèmes de santé et de malnutrition des enfants et des femmes enceintes », lit-on sur l’une des publications. Une autre, plus rassurante, promet des ventes sans arnaque.
Au fur et à mesure que nous faisons défiler l’écran du smartphone, nous remarquons d’autres postes dans lesquels des internautes dénoncent des supposés arnaqueurs. Ils les accusent de faire de fausses ventes. Des noms comme « Simple Simple », « Séraphine la Paix », « Tantie Chocolat » et « Djamila Confé » reviennent fréquemment.
Après plus d’une semaine à regarder des dizaines de publications de vente des ATPE, et principalement du Plumpy’Nut, défiler sous nos yeux, nous prenons l’initiative de lister tous les acteurs sur un tableau Excel, histoire de les dénombrer. Après plusieurs semaines, nous finissons par identifier une centaine de profils.
Dans le même processus, nous décidons d’établir un contact interpersonnel avec ces vendeurs du marché noir, via la messagerie de Facebook. La plus pertinente est CT, une jeune étudiante inscrite dans une université publique à Ouagadougou. Nous l’abordons en nous faisant passer pour un novice du marché, curieux d’apprendre les astuces pour prospérer.
Rapidement, CT se montre coopérative. Espérant nous convertir en client régulier, elle nous livre des détails précis sur le commerce. Selon elle, ce marché génère des bénéfices non négligeables. « Si tu sais que pour toi c’est détail qui va sortir vite, tu prends un carton à 35 000 FCFA et tu revends l’unité à 300. À la fin, tu auras 10 000 FCFA comme bonus sur un carton. Et si c’est en gros, tu prends à 35 000 FCFA et tu arrives à liquider deux ou trois cartons par jour à 37 500 FCFA l’unité, donc tu gagnes 2 500 FCFA par carton. Mais si tu payes chocolat là ailleurs, laisse ça va chauffer », nous enseigne-t-elle sans détour, nous laissant deviner que chaque carton contient 150 sachets.
« Ça rend sexy ! »
Toutefois, notre enseignante d’un jour semble ignorer, ou peut-être feint d’ignorer, que la vente de ces produits est strictement interdite. Lorsque nous évoquons la légalité de ses activités, elle reste impassible. « Moi, je vends sans restriction. Je mets en statut et sur Facebook. Si quelqu’un veut, la personne vient prendre, c’est tout », écrit-elle d’un ton désinvolte, lorsque nous abordons la question.
À présent, nous choisissons de nous confronter à certains de ces vendeurs sur le terrain. Un proche nous a indiqué où il a accompagné sa belle-sœur allaitante, pour acheter du Plumpy’Nut. Nous faisons alors un tour à moto courant juin 2024 dans les parages de la grande poissonnerie non loin du grand marché Rood-Woko. Nous arrivons au niveau des installations des marchandes d’attiéké et de poisson installées devant la poissonnerie et elles font la course pour nous inviter à acheter chez chacune d’elles.
Nous choisissons une à qui nous demandons où nous pouvons trouver « les chocolats pour les enfants ». C’est ainsi que le Plumpy’Nut et le Plumpy Sup sont appelés dans le langage courant ici. Un peu vexée que nous ne soyons pas intéressé par son poisson, elle nous indique où se trouve sa collègue qui vend le Plumpy’Nut. C’est à quelques pas.
Arrivé à son niveau, nous lui exprimons notre besoin. « Vous voulez combien de sachets ? Ça coute 250 FCFA. Je fais un bon prix si vous prenez un carton », nous propose-t-elle. Nous optons pour 6 sachets. « 6 ? Vous êtes sûr que ça va suffire à l’enfant ? Attendez-moi, j’arrive », nous dit-elle avant de disparaître dans une boutique. À son retour, elle traverse la foule avec le nombre de sachets voulu et nous les tend. En même temps, nous feignons d’avoir oublié notre portefeuille et promettons de revenir.
Après cette expérience, nos nombreux déplacements à l’intérieur du pays ralentissent notre travail sur le sujet. Nous sommes réduits à poursuivre le remplissage de notre tableau Excel, car chaque fois que nous cherchons, nous découvrons au moins un nouveau vendeur sur Facebook.
Mais le hasard fait souvent bien les choses. Lors d’un séjour à Guiè, courant avril 2024, un village situé sur la route de Kongoussi, nous sommes surpris de voir un jeune enfant, visiblement en bonne santé et plein d’énergie, consommer un sachet de Plumpy’Nut. Il presse le sachet, mange la pâte qui sort à travers le trou que sa nounou a sûrement fait pour lui et il badigeonne un peu son petit débardeur. Sa mère, que nous avons l’occasion d’aborder plus tard, explique qu’elle ne s’approvisionne pas auprès du centre de santé voisin.
« C’est mon mari, qui vit à Ouagadougou, qui achète ces sachets sur les marchés et me les envoie. J’avais pourtant amené l’enfant au centre de santé pour qu’ils le testent, mais après le test, ils nous ont dit qu’ils ne pouvaient pas nous en fournir. Par compassion, ils ont quand même accepté de nous donner un sachet. Mon enfant maigrissait et il n’avait pas d’appétit. Maintenant, tout est rentré dans l’ordre », confie-t-elle pendant qu’elle lessive les vêtements de l’enfant.
De retour à Ouagadougou, un autre fait nous intrigue. Un soir, toujours en avril 2024, dans un bar du quartier Paglayiri de Ouagadougou, nous sommes surpris de voir une serveuse assise non loin de notre table déguster tranquillement un sachet de Plumpy’Sup. Nous l’abordons pour comprendre.
Avec un sourire confiant, elle explique qu’elle considère le Plumpy’Nut comme un complément alimentaire idéal pour obtenir « une belle forme ». « C’est bon pour rester énergique. Ça rend sexy. En plus, c’est doux », nous dit-elle avant de continuer sa dégustation.
« Votre sujet-là est compliqué »
Afin de faire la lumière sur les origines de ces produits qui alimentent le marché noir. Nous allons vers certaines maternités de Ouagadougou. Partout, les langues se délient difficilement. Le sujet est sensible, et l’omerta semble régner. « Votre sujet-là est compliqué », nous lance une infirmière après nous avoir écouté attentivement.
Cependant, dans un centre de santé du quartier 1200 Logements, nous avons l’occasion d’assister au dépistage d’enfants malnutris. L’infirmier que nous nommons Ali s’affaire autour d’une file d’attente d’enfants accompagnés de leurs mères. Il tient entre ses mains un petit ruban coloré, appelé le MUAC (Mid-Upper Arm Circumference). Cet outil simple mais essentiel est au cœur du dépistage de la malnutrition chez les enfants de 6 mois à 5 ans.
Ali s’incline à la hauteur d’un petit garçon d’un an. L’enfant, un peu craintif, se serre contre sa mère. Avec un sourire rassurant, l’infirmier tend la main pour mesurer le tour du bras gauche de l’enfant, juste au milieu, entre l’épaule et le coude. Pendant qu’il travaille, il explique calmement. « Ce ruban nous permet de détecter rapidement la malnutrition. On enroule simplement le MUAC autour du bras de l’enfant, comme ceci, et on regarde la couleur qui apparaît à la jonction », dit-il.
Il serre légèrement le ruban, jusqu’à ce qu’il soit bien ajusté, mais sans comprimer la peau de l’enfant. Son doigt indique la section colorée qui correspond à la mesure. « Si l’aiguille tombe dans la zone verte, l’enfant n’est pas en malnutrition aiguë. Si elle est dans le jaune, cela signifie qu’il souffre de malnutrition aiguë modérée. Mais si c’est rouge, comme ici, alors l’enfant est en malnutrition aiguë sévère, et c’est une urgence », explique-t-il.
Vidéo – Les conséquences
https://youtu.be/G3iC2hVxeaA
Effectivement, l’aiguille du ruban est bien dans la zone rouge. La mère de l’enfant devient inquiète. Ali lui explique les prochaines étapes. « Ne vous inquiétez pas. Nous allons immédiatement lui donner des Aliments Thérapeutiques Prêts à l’emploi pour qu’il retrouve la forme, et vous recevrez des conseils nutritionnels pour l’aider à se rétablir », lui explique-t-il.
Pendant qu’il note les résultats sur une fiche de suivi, il ajoute à notre intention. « Ce test est rapide et fiable. Il est idéal pour le terrain, surtout dans les zones où les ressources sont limitées. En quelques secondes, nous pouvons identifier les enfants à risque et commencer leur traitement », souligne-t-il. Ces produits aident à requinquer les enfants sous-nutris à avoir la forme en quelques semaines.
Pour pallier notre échec à avoir des répondants à la base, nous décidons de rencontrer des responsables administratifs du ministère en charge de la Santé afin de mieux comprendre les mécanismes de contrôle et les mesures mises en place pour lutter contre ce fléau. Les multiples reports de rendez-vous finissent par entamer notre abnégation.
Finalement, c’est InnoFaso, qui nous ouvre ses portes. Il s’agit de l’entreprise sur place, ayant l’exclusivité de la fourniture des ATPE.
Nous arrivons le 5 juillet 2024 à 2iE Ouaga, où sont logées l’unité de production et l’administration d’InnoFaso. Cette entreprise est l’un des onze partenaires mondiaux du réseau PlumpyField, qui fournit les ATPE. Nous devons faire vite, car nous sommes en retard. Une fois dans le bureau de Mme Odette Kaboré, nous lui présentons nos excuses pour ce contretemps. Elle est en réalité la responsable de la communication de l’entreprise, qui a facilité notre rencontre avec le directeur général.
Après ces premiers échanges, nous nous rendons au bureau d’Omar Coulibaly, Directeur général d’InnoFaso. Assis à son bureau et visiblement concentré sur une tâche, il interrompt son travail lorsque la responsable communication frappe à sa porte pour nous introduire. Il se lève, nous accueille chaleureusement, puis nous invite à nous installer. Une fois les présentations faites, nous abordons directement le sujet qui motive notre visite.
Bientôt un nouveau produit disponible à la vente
Pour commencer, le premier responsable de l’entreprise explique que les aliments thérapeutiques prêts à l’emploi, distribués gratuitement sur le marché, sont d’abord achetés par des organismes humanitaires ou sanitaires auprès des partenaires mondiaux du réseau PlumpyField, comme InnoFaso. Il présente ensuite PlumpyField comme un réseau spécialisé dans la conception et la production de solutions nutritionnelles destinées à lutter contre la malnutrition, en particulier dans les pays en développement. Elle est à l’origine des ATPE.
« InnoFaso est une entreprise agroalimentaire privée. Mais ensuite, ces acteurs, dans leurs missions régaliennes ou même l’État, achètent les produits chez InnoFaso. Ces produits sont ensuite distribués gratuitement dans les centres de santé où les personnes vulnérables doivent les recevoir sans frais. Ce sont des produits qui ne doivent pas être vendus », souligne Omar Coulibaly. Pendant qu’il parle, il garde un œil attentif sur nous, comme déterminé à ne pas laisser partir le moindre échantillon d’ATPE qui nous est présenté.
Nous abordons ensuite la question du marché noir. Pour répondre, Omar Coulibaly admet qu’InnoFaso n’échappe pas au phénomène de détournement. Malgré elle, l’entreprise voit ses produits et son image utilisés sur le marché noir.
« Nous avons été surpris de voir une publication sur Facebook avec des photos tirées de notre site internet, montrant nos produits, ainsi que des photos de notre partenaire Nutriset, publiées par des particuliers se disant représentants légaux de Nutriset au Burkina. Je pense que c’est de l’escroquerie pure et simple », déplore Omar Coulibaly. Son visage tendu et ses poings serrés trahissent son mécontentement.
Cependant, il insiste sur le fait qu’il est impossible de détourner les produits au niveau d’InnoFaso grâce à un système de traçabilité bien en place. « Malheureusement, nous avons constaté qu’il y a beaucoup de produits Plumpy’Nut importés qui se retrouvent sur le marché burkinabè. Il y a deux ans, la Gendarmerie a fait une saisie, et nous avons été invités à examiner la marchandise. Sur la pile de colis saisis, 95 % des produits venaient d’autres pays : États-Unis, France… Nous étions surpris de voir comment ces produits avaient pu entrer au Burkina. Nous sommes onze partenaires à fabriquer exactement le même produit. La différence, c’est que sur nos sachets, vous verrez le logo ‘InnoFaso’ », raconte-t-il tout en soulignant qu’aucun pays n’autorise la vente informelle de ces produits.
La nuit tombe, et notre hôte semble fatigué. Avant de nous raccompagner, Omar Coulibaly annonce qu’InnoFaso et ses partenaires envisagent de lancer un nouveau produit sur le marché, spécifiquement conçu pour prévenir la malnutrition. Contrairement aux autres ATPE, ce produit sera disponible à la vente et pourra être consommé comme une confiserie nutritive.
S’il y a détournement…
Dans le cadre du verdict du procès sur le détournement de milliards au ministère en charge de l’action humanitaire, nous avons l’occasion d’une conversation avec un procureur et nous abordons le sujet. Il pose des préalables.
S’il s’avère que les ATPE vendus sur la place publique sont ceux subventionnés par l’Etat et ses partenaires, cela pourrait dire qu’il y a détournement quelque part.
En tout état de cause, il sera dommage que des agents de l’Etat soient impliqués dans des détournements de produits qui sauvent la vie de nombreux enfants au profit d’acheteurs qui n’en n’ont pas besoin.
Josué TIENDREBEOGO
Faso7
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