Dans cette interview, l’expert en sécurité, Laurent Kibora, revient sur la désignation du capitaine Ibrahim Traoré aux assises nationales pour diriger la Transition. Pour M. Kibora, il faudra mettre en place un gouvernement de combat pour affronter les priorités du moment. Selon l’expert, l’engagement patriotique de tous les citoyens est indispensable dans la lutte contre le terrorisme et la reconquête des territoires perdus.
Sidwaya (S) : Les assises nationales ont désigné à l’unanimité le capitaine Ibrahim Traoré comme le président de la Transition sous le bruit des vuvuzelas. Est-ce que la pression des manifestants a pesé dans ce choix ?
Laurant Kaboré (L. K.) : Nous sommes nombreux à nous être posés la question de savoir si cette pression n’était pas orchestrée à dessein. Mais quoi que l’on dise, la place de la population, des citoyens, est stratégique et incontournable. Ceux qui devront diriger le pays doivent chercher à avoir le soutien et l’assentiment des populations. Comme l’a dit Jean Jacques Rousseau, pour bien gouverner un peuple, il faut vous conduire comme il lui plaît et que ce peuple se conduise aussi comme cela vous plaît. C’est un nouveau contrat entre les dirigeants du MPSR et la population. Dans ce contrat, chacun attend quelque chose de l’autre. Cela est très important. Mais j’ai l’impression que c’est un contrat à sens unique. Pourtant, il doit être à double sens. De la même manière dont la population attend beaucoup du capitaine Traoré et des FDS, autant les nouvelles autorités attendent de la population. L’erreur qui est en train d’être commise, c’est de croire que ce sont les FDS qui vont arriver à ramener la sécurité. C’est une aberration totale. Les seules personnes qui vont ramener la sécurité et obtenir la reconquête des territoires, ce sont les citoyens eux-mêmes, le peuple. C’est pourquoi j’aurai souhaité que cet engagement derrière le MPSR, ces personnes qui sont sorties scander IB ou rien, prennent aussi l’engagement de se battre vaille que vaille pour défendre la patrie. C’est le message qui doit être porté au sortir de tout ce que nous sommes en train de vivre.
S : « Le retour au forceps d’un ordre ancien » a été l’un des reproches faits au lieutenant-colonel Damiba par le capitaine Ibrahim Traoré et ses hommes. Cela n’augure-t-il pas une certaine exclusion dans la formation du gouvernement ?
L. K. : Si vous observez un peu ce qui se passe actuellement, il y a des gens qui en voulaient à Damiba de les avoir fait partir, notamment le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP). Les partisans de Damiba vont également en vouloir au capitaine Ibrahim Traoré et ses hommes de les avoir poussés à la sortie. Vous prenez le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) qui en voulait également au MPP. Cela veut dire qu’il y a des griefs, des velléités de vengeance de part et d’autre. Quand on parle de réconciliation dans ce contexte, il faut bien repenser le concept et le situer dans son cadre et voir comment cela peut être possible. Il va sans dire que le profilage des nouvelles autorités qui vont être choisies doit prendre en compte ces aspects. Mais je pense qu’il faut aller au-delà. D’après certaines sources, nous sentons de la manipulation politicienne en dessous. Certains se sont posé la question de savoir qui sont les membres du MPSR. Cette question est pertinente, mais c’est un couteau à double tranchant. Cela veut dire que connaitre les membres du MPSR reviendrait à les exposer aux influences. Si leurs identités sont connues, le risque de les influencer sera élevé. Pour que la nouvelle donne puisse atteindre son objectif, il va falloir tirer des leçons des erreurs du président Damiba. Le président Damiba a foulé aux pieds la Constitution pour faire venir le président Blaise Compaoré au pays malgré les condamnations et le mandat d’arrêt international. Cela a été très mal accueilli par les populations. Son intention était louable et bien, mais, à l’arrivée, il s’est fait beaucoup d’ennemis avec cette attitude. Pour que cette volonté de réconciliation soit bien appréciée, il va falloir l’écarter des intrigues politiques et être sincère dans la manière. Donc pour les nouvelles autorités, nous attendons qu’elles mettent l’intérêt supérieur de la Nation au-dessus de tout. Même la classe politique actuelle a besoin de faire son mea culpa et participer franchement à la vie de la Nation. Car si des leaders politiques ont des contributions pour faire avancer la Transition, les autorités vont composer avec eux. Mais s’ils ont d’autres considérations que l’intérêt de la Nation, ces personnes ne peuvent pas trouver leur place dans le nouveau système qui est en train d’être mis en place.
S : Selon vous, quel peut être le profil idéal pour les autorités de la Transition ?
L. K. : Le profil idéal pour les autorités de cette transition, c’est la probité morale et humaine. Nous avons besoin de personnes qui sont prêtes à tout pour sortir le pays du gouffre. Il faut également que les membres du gouvernement de Transition soient des gens qui maitrisent les contours de la situation actuelle. Ce qui veut dire que nous avons non seulement besoin de personnes intègres, combattantes, mais aussi de grands stratèges. Ce sont de grandes questions qui doivent être cernées avec délicatesse. A l’étape actuelle, nous avons grand besoin de stratèges, des personnes qui se connaissent dans la lutte anti-terroriste. Par exemple, si vous êtes un ministre en charge de l’économie, il faut gérer en tenant compte de la donne terroriste. Il en est de même pour ceux qui vont détenir les portefeuilles de l’Administration territoriale, de l’Education, du Commerce, entre autres. En clair, toute personne responsabilisée à quelque poste que ce soit, doit avoir une connaissance sur la lutte contre le terrorisme, savoir les tenants et les aboutissants du fléau en vue d’adapter sa gestion en fonction. C’est cette synergie d’actions qui va permettre d’obtenir de bons résultats sur le terrain. S : Outre la question sécuritaire et celle de la réconciliation nationale, quels doivent être les autres défis de la Transition ? L. K. : Au-delà du défi sécuritaire et de la réconciliation nationale, si nous revenons aux défis de la Transition actuelle, il y a six grandes missions. D’abord, la reconquête du territoire national et le rétablissement de la sécurité, ensuite, il s’agit de régler la question de la crise humanitaire via le retour des personnes déplacées internes dans leurs zones d’origine. En troisième point, il y a la bonne gouvernance politique et la lutte contre la corruption, la réconciliation nationale et l’organisation des élections. Mais vous convenez avec moi que l’organisation des élections n’est possible que lorsque le pays aura retrouvé sa situation sécuritaire et dispose de l’entièreté de son territoire dans les limites jadis connues. Nous avons perdu près de 60% de notre territoire, nous ne souhaitons pas une prolongation indéfinie de la Transition mais la réalité est là. Au passage, je vais faire un clin d’œil à la classe politique qui a intérêt à mettre toutes ses potentialités humaines, son savoir et son leadership dans le rétablissement de la sécurité. Quant à la réconciliation nationale, elle n’est pas une condition sine qua non pour lutter contre le terrorisme. Bien au contraire, c’est la lutte anti-terroriste qui devrait nous amener à nous réconcilier, à taire nos divergences. On ne va pas se réconcilier pour aller combattre mais plutôt combattre en se réconciliant au fur et à mesure. C’est par notre engagement patriotique que la cohésion va s’installer d’elle-même dans la société, y compris les divisions dont on parle dans l’armée. Il faut que le sursaut patriotique qui a accompagné le capitaine Ibrahim Traoré se traduise en engagement citoyen de tous les Burkinabè dans la lutte contre le terrorisme. Il faut que toutes les FDS qui disent qu’elles sont d’accord pour accompagner le président Traoré le fassent du fond du cœur et non du bout des lèvres. Sur le plan organisationnel, l’armée doit faire mieux. Lorsque vous prenez les unités spéciales comme « Cobra » ou les « Mambas verts », ils semblent échapper complètement au contrôle du Chef d’état-major général des armées (CEMGA). Or dans une armée de discipline, cela ne sied pas. Je connais personnellement la base des soldats des « Mamba verts ». Lors de nos missions dans le cadre de l’élaboration de la stratégie de la lutte contre le terrorisme, nous avons atterri à Ouahigouya. Et quand nous avons vu leur base, j’ai dit aux généraux qu’il ne faut pas faire une visite au pas de course. Je leur ai dit de regarder comment ils sont organisés et leur slogan. Ils méritent d’être encouragés et soutenus parce qu’on a vu des soldats engagés et déterminés. Ils ont même mis leur slogan à travers un drapeau avec la tête d’un serpent où il est écrit : « N’abandonnez jamais là où d’aucuns abandonneraient ». Il ne faut jamais abandonner là où les autres vont abandonner, pour montrer leur engagement, leur motivation et ils étaient tout poussiéreux dans leurs tenues de couleur de terre du Burkina. Sur le terrain, ils étaient vraiment engagés. Pour dire que ce sont des unités qui forcent l’admiration mais pour être plus efficaces, il faut savoir les encadrer, cadrer, discipliner et les mettre dans les rangs. Bien vrai qu’il y a les défis sécuritaires, il y a aussi les défis de la réconciliation nationale. Mais ce qu’il faut retenir dans tout cela, c’est que la problématique qui est là ressemble plus à une équation à plusieurs inconnues. Si vous résolvez l’une sans résoudre l’autre, la solution n’est pas encore trouvée. Donc, c’est une synergie de tous ces défis-là. Je dirai que le premier défi, c’est la reconquête du territoire et la gestion de la crise humanitaire. Dans notre pays, il est inadmissible que des gens meurent de faim et de soif pendant qu’à côté, d’autres sont dans des boites de nuit et des maquis où la bière coule à flots. C’est comme le président l’a dit, tout est prioritaire. Mais il y a les priorités stratégiques et qui, à mon humble avis, sont la reconquête du territoire, la sécurisation des populations et la gestion de la crise humanitaire. Le reste peut toujours venir après.
S : Les débats ont aussi achoppé sur le maintien ou la suppression de l’Assemblée législative de Transition. Finalement, l’ALT a été maintenue avec les 71 membres. Quelle lecture en faites-vous ?
L. K. : La suppression ou le maintien de l’ALT est un débat intéressant et pertinent. Mais, ce qu’il faut retenir est que son maintien ou sa dissolution n’est pas le vrai problème. Le vrai problème, c’est ce que vont faire l’ALT et ses membres. Il ne faut pas se complaire à prendre des élèves ou des Personnes déplacées internes (PDI) pour venir mettre à l’ALT. Mettez des gens qui peuvent vraiment faire des propositions. Nous sommes devant des problèmes dont nous recherchons des solutions. Nous ne recherchons pas l’équité. Nous ne recherchons pas ce qui va paraitre équitable pour dire que tout le monde est à l’ALT et que c’est une bonne chose. Il faut des gens capables qui ont des forces de proposition de lois pour contribuer, appuyer le pouvoir exécutif à pouvoir vraiment relever les défis prioritaires du pays. Dieu aime le Burkina parce que le choix du président aurait pu créer d’autres problèmes. Mais nous voyons que les esprits se sont calmés. Nous avons réussi à nous en sortir et tout le monde est unanime là-dessus. Je pense qu’il ne faut pas dormir sur ses lauriers. Ce qu’il faut faire, c’est de rapidement mettre une équipe de combat et déjà commencer le travail sans tarder.
S : Lors des activités commémoratives du 15 octobre 1987, un flambeau a été remis au capitaine Ibrahim Traoré. Que symbolise ce geste selon vous?
L. K. : C’est le flambeau de la renaissance. Ils veulent voir renaitre Sankara à travers une autre personne pour continuer ce qu’il avait commencé de bien. Et ce flambeau, si j’ai bien compris le camarade Pierre Ouédraogo, c’est comme cela qu’on l’appelait sous la Révolution, a abordé la question d’une manière ou d’ une autre en disant que c’est un flambeau qui va être transmis de génération en génération pour que les Burkinabè restent ce qu’ils étaient avant : un peuple combatif, intègre et qui force l’admiration des autres peuples. C’est un peuple qui a pris ses marges pour des jours meilleurs et radieux, pour son développement toujours dans ses valeurs culturelles que sont l’intégrité, le patriotisme et le courage. Une autre petite parenthèse que je souhaiterais ajouter est la problématique de la France. Je pense que présentement, le Burkina a beaucoup besoin de soutien plutôt que de se faire des ennemis ou des adversaires. C’est bien vrai qu’il y a beaucoup à redire par rapport à la politique de la France. Et moi présentement, je conçois la politique étrangère de la France, surtout sa politique vis-à-vis de ses anciennes colonies comme un père de famille qui veut traiter son enfant de 18 ans comme s’il était toujours au berceau. Donc, la France doit tourner la page de son complexe colonial de supériorité et dans lequel les relations et les négociations ne sont pas réellement équitables. Le Burkina et les pays sahéliens ont besoin de la France. Avec la déstabilisation de l’Ukraine, on a vu des répercussions. Nous avons eu ici des problèmes de pain. Il y a des gens ici qui ne connaissent pas l’Ukraine et qui ont été touchés. Il est du devoir des pays sahéliens de contraindre ou d’amener la France à tourner la page, à renégocier ses contrats ou bien ses relations avec eux. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
S : Il y a une autre dimension beaucoup plus équitable de la coopération ?
L. K. : Oui, il y a une dimension beaucoup plus équitable où la France va sortir beaucoup plus grandie et gagnante. Les intérêts de la France et des pays sahéliens sont imbriqués et vont de pair. Nous avons besoin d’elle comme elle a besoin de nous. C’est dans son propre intérêt qu’elle doit revoir sa copie pour que cette collaboration continue et ait de beaux jours devant elle pour le bien de chaque partie. Sinon, la France n’est l’ennemie de personne. Elle n’est pas la source de tous les malheurs du monde, mais elle doit revoir sa copie parce que ces pays-là attendent beaucoup d’elle. Ces pays, en aucun cas, ne vont rejeter la France ou lui fermer leurs portes.
S : Cela fait penser aux instituts français de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou qui ont été saccagés. En tant que chercheur, quelle est votre lecture ?
L. K. : La lecture est que ce sont les stigmates des ressentis des populations. Ces ressentis ne sont pas ponctuels. Ce sont des ressentis qui se sont cumulés sur une longue période, des ratés de la politique française, des sorties des dirigeants français, des ratés dans certains contrats. Eux qui sont les champions de la prospective, ils auraient dû voir venir cela et rapidement essayer de reconvoquer les pays africains pour leur dire que le monde a évolué, nous souhaiterions revoir nos collaborations, qu’est-ce que vous nous proposez de nouveau pour qu’on puisse toujours aller ensemble ? En ce moment, il n’allait pas y avoir un pays qui allait être plus prisé que la France. J’espère que tout sera fait pour que chacun gagne son intérêt dans cette affaire et que personne ne soit brimé. Et surtout que le sang cesse de couler et que l’unité, l’union, la paix reviennent.
Propos recueillis par Karim BADOLO